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Unlimited Miles
11 mars 2007

Race Across the Alps 2006 : 16h30 sous les nuages.

06162514_1_En temps normal je n’aime pas revenir sur les mauvais souvenirs, cependant il faut savoir accepter l’échec et en tirer les leçons nécessaires pour corriger le tir plus tard. Avant de débuter la saison 2007, voici le récit de cette Race Across The Alps  2006 où tout n’a pas fonctionné comme prévu. Petit retour 8 mois en arrière.

Après une première participation en 2005 plutôt encourageante, j’étais revenu à Nauders avec quelques ambitions et le désir de bien figurer dans le classement. La confiance était là, confortée par un succès lors du Raid Provence Extrême, suivi d’un  Défis des Fondus de l’Ubaye satisfaisant m’offrant une très bonne adaptation aux efforts en altitude. Le Week End précédant la Rata, la forme se confirmait à la Fausto Coppi où une crevaison m’avait privé d’une belle place chez les italiens.

Début Juillet 2006, la France crève de chaud et se passionne pour des histoires de ballons et de coup de boulle. Ce délire collectif me gave au plus haut point et je n’attends qu’une chose, c’est de prendre la direction de l’Autriche et de penser Stelvio, Gavia, Mortirolo…

Laure, Gisèle, Bertrand ont répondu présent pour constituer l’équipe d’assistance, Frédérique, mon père, sera le contrôleur. Le scénario se présente bien…. Sauf qu’une perturbation doit traverser l’Europe dans les prochains jours. En général une contrariété n’arrive jamais seule, j’ai eu la mauvaise idée de me casser un bout de dent avant la Coppi : une noisette récalcitrante dans un bout de chocolat, un bout de ferraille dans un pot de nutella ? Je n’en sais rien, c’est le petit détail qui énerve, aggravé par une erreur de ma part: je n’ai pas pris le temps d’aller voir un dentiste durant les deux jours qu’il me restait sur Grenoble avant le départ pour l’Autriche. Avec du recul, c’était vraiment idiot car les dernières nuits auront été perturbées par des douleurs dentaires, source de fatigue. De toute façon, je pourrai refaire l’histoire cent fois, me trouver des tas de d’excuses, toujours est-il que la RATA 2006 s’est terminée Samedi 8 juillet  vers 4h30 du matin, dans un tunnel dans les environs de Davos. Qu’est ce qui n’a pas fonctionné ? 07112912_1_

Vendredi 7 juillet 11h30, dans une demie heure je vais prendre le départ de ma seconde RATA. J’en ai bavé l’an dernier, mais c’est plus fort que moi, il faut que je retourne sur ces cols mythiques, que j’aille à nouveau me dépouiller sur les 540 kms de ce parcours de cinglé. Pourquoi ? A cet instant la réponse est loin d’être évidente. Le plaisir ? La recherche de reconnaissance ? Repousser mes limites ? Prouver quelque chose aux autres? Me prouver quelque chose ? Beaucoup d'interrogations, mais la trame de fond reste invariable : le désir profond de vivre à nouveau une expérience forte. Peu importe, je me rappellerais toujours cette phrase : « l’Ultra est plus difficile à comprendre qu’à pratiquer ! »

Je mange consciencieusement mon gâteau de riz à l’arrière du Berlingot, il tombe une petite pluie fine peu engageante, il fait environ 14°. Nauders étant à 1300m et le Stelvio à 2700m, je n’ose pas faire le calcul de la température qu’il fera là haut. La présentation des coureurs a pris une tournure comique, je me suis senti particulièrement idiot lorsque le speaker m’a demandé : « Dimanche soir la France joue la finale de la coupe du monde contre l’Italie, quel est votre pronostic ? »
Au fond de moi je m’en tape furieusement, et ma réponse fut un modèle de pertinence : « La France !! » Bonne réponse, merci pour votre contribution.

12h, une petite trentaine de coureurs s’élance sous un petit crachin breton. Beaucoup de grosses pointures annoncées n’ont pas pris le départ, Fashing est bien là lui, impressionnant. Comme l’an dernier nous dévalons à vive allure jusqu’au pied du Stelvio, le départ réel étant donné à Prad. L’allure est encore neutralisée durant un petit kilomètre après la bifurcation du Stelvio, nous en profitons pour enlever les K-way, se souhaiter bonne chance, … et feu, c’est parti !

07135058_1_Paul Lindner n’a pas envie de traîner, il est parti comme un missile à l’assaut du Stelvio, ce qui laisse tout le monde pantois.  Quelques coureurs réagissent en sautant dans sa roue, j’attends la réaction de Fashing qui ne tarde pas à venir : après 2 km il se dresse sur les pédales sur le grand plateau, et accélère. Euh, oui, ça promet !! Je préfère éviter le carnage immédiat, et je met en route la machine progressivement  sur un braquet  plus souple. Visiblement le petit peloton a déjà volé en éclat, Lindner est  bientôt hors de vue, Fashing a creusé un trou mais semble plafonner. Les jambes sont bonnes, donc je me permet de hausser le régime, reprenant les deux coureurs au bord de l’asphyxie qui ont tenté de suivre Lindner. Rapidement j’ai l’impression de grignoter un peu de terrain sur Fashing, non je ne rêve pas! Restons calme, surtout ne pas s’exciter, ne pas en faire trop ! Je jète un coup d’œil furtif derrière moi car je sens quelqu’un qui revient. Il me semble reconnaître la silhouette caractéristique d’Alessandro Forni dans son style grimpeur, ça va faire un bon allié, laissons le revenir. La pluie est continue sur les pentes du Stelvio, et rien ne laisse présager une quelconque éclaircie. Nous nous retrouvons côte à côte Forni et moi, souvenirs du RPE, et nous échangeons quelques mots en anglais :
«You were strong at the Montagne de Lure but today I know the road. I’ll be carefull 07140802_1_this time. » me dit-il avec un petit sourire. « Yes, I was a little bit lucky, maybe it’s your turn today.» Je baragouine plus qu’autre chose, mais on se comprend.
Nous entamons l’enchaînement fabuleux de la cinquantaine de lacets du Stelvio, je mène le train invitant de temps en temps Alessandro à passer, ainsi nous faisons la jonction sur Fashing qui ne semble pas au mieux, de son côté Lindner est visiblement parti sur une autre planète. Je me sens assez facile, sans m’en rendre compte, en relançant à la sortie d’un lacet Forni et Fashing ne suivent plus. Que faire ? Je continue à mon train. Les kilometres et les lacets défilent sous la pluie, Laure au volant du Berlingot est venue prendre position derrière moi. Je suis concentré mais un peu anxieux à cause de cette pluie constante, au détour des lacets j’observe les positions de mes poursuivants. Les écarts sont assez stables, nous devons être environ 6 coureurs dans une fourchette de 3mn, je reconnais Yves Chizelle pas très loin et son véhicule d’assistance dans lequel mon père fait office de contrôleur. Je devrai être serein, mais rien à faire, je me sens tendu, d’autant plus que mes vitesses accrochent et c’est le genre de choses qui m’énervent. La pluie a lessivé la chaîne et les pignons broutent, comme on dit en jargon cycliste. Je demande à Bertrand de me remettre un peu d’huile sur les pignons tout en roulant, mais rien à faire ça racle. Pourquoi il faut que ça me fasse ça  aujourd’hui ? J’arrive au sommet du Stelvio en seconde position derrière Lindner qui a déjà basculé et me précipite vers le Berlingot pour enfiler des affaires sèches. On cafouille un peu :
« Zut, où sont les gants ? Le buff ? Les manchettes ? »
Je vois Bertrand qui revient en courant de la boutique du Stelvio.
« Qu’est-ce qui se passe ? »
« T’occupe pour l’instant, tout va bien ! »
Je ne cherche pas à comprendre, enfile une gore-tex, saisi un sandwich, Bertrand me donne une paire de gant fin que je ne connais pas, et j’entame prudemment la descente détrempée. Il doit se passer des trucs qu’ils ne veulent pas me dire !?!

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Il faut rester calme pour négocier les innombrables lacets, les tunnels, les portions rapides, les freinages, les relances, la route conduisant à Bormio comporte quelques pièges qu'il faut bien anticiper. C’est de la haute voltige car simultanément je dois arriver à m’alimenter.  Un concurrent qui semble très à l’aise en descente me rattrape, je ne le connais pas, il s’agit de l’autrichien René Fischer. Je parviens à le suivre  jusqu’à Bormio, mais j’ai la désagréable impression de prendre quelques risques.

07155043_1_Nous nous accordons un peu de répit en traversant Bormio, la pluie s’est calmée,  un regard rapide en direction des sommets du Gavia confirme que l’accalmie sera de courte durée. Nous conversons brièvement toujours en anglais, interrompu par les premières rampes du Gavia. Fisher semble faire l’élastique derrière moi dès que la route s’élève, je lève un peu le pied pour pouvoir bénéficier de sa présence sur les parties plus roulantes menant à Santa Catharina. Surprise: alors que Fisher mène le train, nous arrivons sur une zone en travaux régulée par une circulation alternée. Le feu est rouge, Fisher s’arrête tranquillement, alors qu’en France, j’en suis sûr, on aurait foncé tête baissée. Je l’imite, nous en profitons pour faire  le point avec nos assistances, l’arrêt se prolonge quelques minutes et permet les retours successifs de Wolfgang Fashing, et Gérald Bauer avec qui j’avais fait une bonne moitié du parcours l’an dernier. Nous repartons tous les quatres dans l’ascension du Gavia, je reste maintenant dans les roues et j’ai la nette impression d’être en sous régime, de me laisser endormir. Comment gérer cette situation ? Imprimer le rythme ? Essayer de partir alors que mes trois collègues jouent visiblement l’entente autrichienne ? Je patiente.

Le Gavia est un col irrégulier, qui fait mal aux jambes avec ses ruptures de pentes, aujourd’hui le paysage est assez sinistre, d’un gris uniforme, la pluie est à nouveau continue et nous transperce. A 5 kms du sommet, j’aperçois en contrebas Forni qui revient vigoureusement accompagné de Yves Chizelle. Ils nous rattrapent à 2 kms du sommet, je prends la roue alors que les autrichiens ne bronchent pas et restent groupés. Nous débouchons dans un mouchoir de poche au sommet du Gavia, les équipes d’assistance entrent en scène et s’activent pour ravitailler, sécher, réconforter. Je suis très nerveux car il faut faire vite, Forni est le plus rapide à ce petit jeu et bascule dans la descente après seulement 2 ou 3 mn d’arrêt, suivi de Bauer, et de moi-même.  Fashing et Fisher temporisent un peu , mais ils descendent très bien sur sol mouillé et nous reprendrons sans aucun problème.

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La descente du Gavia est détestable, elle m’avait déjà impressionné l’an dernier avec sa route étroite et extrêmement pentue, la pluie redoublant d’intensité l’exercice devient particulièrement délicat. Surtout je dois rester concentré sur les trajectoires, bien doser les freinages. Comme prévu nous nous sommes tous regroupés dans la descente, sauf Yves que je ne vois pas. Je suis dans le bon wagon car nous collaborons efficacement en mettant en place des relais réguliers, personne ne rechigne à passer. Ainsi la vallée menant à Edolo et la longue ascension vers la station d’Aprica passent assez rapidement. Successivement les voitures remontent à hauteur des concurrents pour ravitailler, enlever une couche d’habits, faire le point sur l’état du moral. Jusqu'ici j'avais ressenti un étrange sentiment de facilité dans les montées, malheureusement une sensation de grosses cuisses fait son apparition subitement, signe que la pluie a commencé à faire son effet et qu’il faut que je fasse attention à mon alimentation avant le Mortirolo. Nous traversons une nouvelle zone en travaux complètement défoncée à la sortie d’Aprica, l’occasion de faire un peu de tout terrain ponctué d’un nouvel arrêt pour respecter un feu, tout le monde en profite  également pour se soulager, drôle de spectacle pour les automobilistes bloqués derrière nous!

Comme l’an dernier, en descendant sur Tresenda et sur la longue ligne droite de Tirano, nous sommes confrontés à  une circulation automobile assez dense avec son lot d'excités du volant. Nous continuons à relayer régulièrement suivi de nos voitures d’assistance, occasionnant ainsi derrière nous un bouchon et quelques dépassements nerveux. La vallée de Tirano avec une altitude de 400m marque le point le plus bas du parcours, c’est également ici que nous rencontrons les conditions météorologiques les plus clémentes depuis le départ : la pluie s’est calmée et la température avoisine les 20°. Nous filons vers le point clef de la RATA : le mortirolo.

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Bienvenue à Mazzo di Valtelina, une pancarte signalétique « rata » nous invite à prendre une route sinueuse sur notre droite, il va falloir maintenant s’arracher, montrer ce qu’on a dans le ventre. Dès les premières rampes je sens à nouveau que je ne suis plus aussi à l’aise qu’au début de l’épreuve, les grosses cuisses de la montée d’Aprica me rappellent à l’ordre. Forni impose d’entrée de jeu un rythme rapide, Bauer et Fashing restent dans le sillage, Fisher coince, je ferme la marche car j’ai du mal à encaisser l’intensité de l’effort. Il se dégage une atmosphère étrange en cette fin de journée sur les pentes du Mortirolo, le temps semble comme suspendu dans les sous-bois gorgés d’humidité dans lesquels évolue cette maudite route qui n’en fini plus de se redresser. Il faut serrer les dents pour négocier des passages de plus en plus raides se succèdant sans répits : 12%, 14%, 18% indiqués sur la route, toutes nos forces sont mobilisées pour franchir l’obstacle. A cet instant, le compteur est devenu un accessoire superflu, voir démoralisant, la meilleure des stratégies consistant à ignorer ce petit gadget idiot qui n’indique plus qu’un chiffre avant la virgule par moment. On avance de virages en virages en espérant que cela se calmera après,… perdu, ça continue. Aussi incroyable que cela puisse paraître, sans m’en rendre compte je suis en train de me refaire une santé. Il me semble que Fischer a craqué devant moi, je le rattrape, le dépasse et continue l’effort. Un peu plus07195448_2_ loin je reconnais la silhouette de Fashing qui semble piocher légèrement. Oubliez toutes les topettes du marché, la possibilité de revenir sur Wofgang Fashing ça vous donne des forces insoupçonnées. Il est bien en ligne callé sur sa selle, emmenant un braquet qui me semble énorme, dégageant une impression de puissance. Une fois dans sa roue, sans  aucun état d’âme, je m’offre le luxe de déposer mister Wolfgang sur les pentes du mortirolo, je me repasserai le film cet hiver au coin du feu ! L’instant est magique, cela restera pour moi l’image forte de cette RATA 2006. Je poursuis maintenant l’ascension sur une cadence plus soutenue, les derniers kilomètres présentent une pente moins raide, me permettant de relancer l’allure. J’en fais peut-être un peu trop ? J’ai la sensation de laisser sur place Gérald Bauer qui semble surpris de me voir réapparaître si soudainement. Forni n’est pas loin car j’aperçois son Berlingot bleu d’assistance, je ne calcule plus rien dans le dernier kilomètre et déboule au sommet juste derrière lui. Sur l’intensité de l’effort je suis excité, je veux faire les choses vites alors que 07200417_1_normalement nous avons prévu de faire une pause prolongée à cet endroit pour changer de vêtements, manger du consistant et mettre les lumières. Laure m’explique qu’une partie des affaires de rechange que l’on avait mis dans un sac à part est restée à Nauders, je m’énerve, perds mon sang froid inutilement alors que je devrais rester calme et ne penser qu’à une chose: m’alimenter. J’entends Bertrand qui bataille pour mettre en place mon éclairage qui visiblement ne fonctionne pas, j’étais pourtant sûr d’avoir tout vérifié, au même instant Forni et Bauer s’élancent déjà dans la descente. Je suis en train de perdre la bataille des nerfs, j’enfile un maillot sec en quatrième vitesse, laisse tomber l’éclairage, Bertrand aura le temps de trouver la solution, la nuit n’est pas encore là. Je m’élance peu concentré et énervé dans la descente qui réclame normalement la plus grande des vigilence, mes premières trajectoires sont limites. 

Dans ce contexte le scénario qui m’attend était prévisible : sur un virage un peu sec négocié avec un freinage hasardeux, je perds l’adhérence et pars en glissade. Quel bruit sinistre quand la ferraille rencontre le sol, le choc sourd du corps qui s’affale, la frayeur de la glissade et du bord de la route qui se rapproche, je termine ma course dans le bas côté. Je suis sonné, la fesse a ramassée, je récupère mon vélo auquel je dois redresser la manette droite. Le Berlingot arrive, Laure se précipite hors de la voiture :
« Je suis tombé, ne t’en fais pas je n’ai rien. »
Moment d’hésitation difficile à gérer, j’examine le vélo, ce ne sont que des éraflures, les roues tournent, la mécanique fonctionne, il peut repartir. Par contre de mon côté le mental a été sérieusement secoué, je remonte sur le vélo complètement déboussolé, je sens que ma détermination vient de s’effondrer. J’ai perdu ma confiance, à chaque virage je doute de l’adhérence, mes trajectoires sont catastrophiques. Fashing accompagné de Fisher me rattrapent et me laissent littéralement sur place, je suis incapable de les suivre ce qui me laisse la désagréable impression d’être redevenu un débutant qui apprend à tenir sur ses deux roues. Le moral est en chute libre. Une fois dans la vallée, je rassemble un  peu mes forces avec l’espoir de revenir sur les deux hommes, cela me permettrait de remettre la machine en route. Malheureusement j’ai beau m’acharner, je vois au loin les lumières de leurs véhicules d’assistance et je ne gagne pas un mètre. Je lâche l’affaire en espérant me refaire dans la montée d’Aprica. La réalité est différente car dès les premières rampes les jambes sont littéralement plombées, je dois me résoudre à abandonner toute idée de retour sur Fashing et Fisher, et accepter de voir ma vitesse de progression chuter vertigineusement. Je traverse un terrible passage à vide et je dois absolument m’attacher à une idée positive pour trouver un renfort psychologique. Je ne m’attendais pas à un coup de bambou à ce stade du parcours, comment gérer cette situation alors que la nuit est en train de tomber et que la pluie refait son apparition? Sous les encouragements des filles et de Bertrand  je négocie péniblement les 15 kms de la montée d’Aprica, obsédé par le temps que je suis en train de perdre à la vue de ma vitesse. Ce raisonnement est totalement idiot étant donné que tout peut encore basculer compte tenu des difficultés qu’il reste encore à franchir. Au lieu de patienter et de gérer ce passage à vide, je me demande pourquoi je continue, la question qu’il ne faut jamais se poser sur ce type d’épreuve. Le cauchemar continue en descendant sur Tresanda, la pluie est devenue intense, dans l’obscurité et sur une route glissante, je descends bloqué sur les freins. Je n’y vois rien avec la pluie qui fouette le visage, mon éclairage que Bertrand a finalement réussi à faire fonctionner est inefficace.  Dans ces conditions, j’essaie de trouver mes trajectoires dans les phares du Berlingot, perturbés par les reflets sur le bitume détrempé et par les phares des voitures que l’on croise. C’est nerveusement épuisant.
Luttant contre l’envie de tout laisser tomber, je retrouve soulagé la vallée de Tirano, comme un automate déréglé je roule  avec une question en tête : comment trouver la force de franchir les 35 kms et les 2000m de dénivelée de la Bernina ?

Les premières pentes sont terribles pour moi, sans énergie et scotché sur mon développement le plus court, je ne sais plus comment relancer la machine. Je ressens un réel besoin d’enrayer cette spirale négative, j’ai besoin de souffler et m’arrête dans un petit parking. Complètement désemparé, je m’assied sur un muret pour me détendre, l’envie d’abandonner est forte à cet instant. Laure me rejoint, je cherche n’importe quel prétexte pour dire que ça ne va pas. Gisèle et Bertrand   assistent patiemment à ce spectacle tout en essayant de trouver les mots qui pourraient me faire repartir. Pendant ce temps là, le Suisse Samuel Nagel est passé, il a du me voir assis au bord de la route en pleine déconfiture.
« Monte au moins la Bernina, tu feras le point en haut. Regarde la pluie a cessée ! »
Ah oui, je ne m’en étais même pas rendu compte. Ok, sans savoir pourquoi je remonte sur le vélo en me fixant comme objectif le sommet de la Bernina. La frénésie du Mortirolo est loin derrière, j’ai repris ma route à vitesse modérée me fixant comme objectif les quelques repères qu’il me reste de l’an dernier : le replat de Poschiavo, les rails du train dans lesquels ils ne faut pas se vautrer, les paravalanches, le croisement avec la Forcola de Livigno. Les kilomètres s’égrènent avec une lenteur désespérante. Jean Charles avait décrit un jour l’ultra comme une discipline qui nous faisait rentrer dans un rapport avec l’espace et le temps tellement particulier que nos repères sautaient. Je rajouterai que c’est d’autant plus vrai quand on est cuit : à l’instant où j’atteins le sommet de la Bernina je n’ai plus aucune notion de l’heure. Je ne sais plus vraiment à quel stade du parcours j’en suis, ni quelle est ma position dans la course, ça n’a d’ailleurs plus aucune importance. Je m’affale sur le fauteuil pliant à l’abri du vent derrière la portière du Berlingot, épuisé. La température n’est pas extrême mais la sensation de froid est bien présente. Bertrand me rassure en me disant que Forni et Bauer viennent de basculer il y a environ 10 mn, et que je monte encore pas mal. Comment le croire, tellement la montée a été pénible et longue, comment se persuader que les autres sont peut être aussi cuit que moi ? Ce qui est sûr, c’est que j’ai encore du boulot sur le plan psychologique si je veux persévérer dans cette discipline.

La descente jusqu’à Pontresina ne présente aucune difficulté, me permettant d’avancer de quelques kilomètres sans trop lutter. La bataille va reprendre à partir de La Punt, point de départ du prochain obstacle : l’Albulapass. A l’échelle de la Bernina, ce col ressemble plutôt à un talus, mais un méchant talus de 10 km qui démarre à 10%. Je me rend à l’évidence, je ne retrouverai pas le coup de pédale aérien dans l’Albula : dès le départ j’ai l’impression de gravir la pente au piolet et aux crampons. Le brouillard et une petite pluie fine font leur apparition rendant l’ambiance particulièrement glauque, je me démène dans la pente avec l’envie de jeter l’éponge. Pourquoi je continue ? Encore un soupçon d’espoir, peut-être !

Je passe le sommet complètement hagard. La montée a été dure la descente va être terrible. En basculant je sais que ce qui m’attend risque d’être pénible avec cette fichue pluie qui ne veut pas s’arrêter. L’appréhension m’envahi car les 25 kms qui suivent sont déjà réputés comme délicats de jour avec une route étroite au revêtement capricieux et quelques enchaînements de lacets piégeux. Sous la pluie, en pleine nuit, dans le brouillard, dans mon état de lucidité et avec le peu de confiance qu’il me reste, l’affaire devient carrément hasardeuse. Je redouble de prudence, franchissant chaque virage comme un obstacle, complètement tétanisé sur mes freins. Je ne comprend pas ce qui m’arrive, comment peut-on perdre ses moyens à ce point ? J’ai la nette impression d’avoir atteint ma limite du jour.

Au détour d’un virage, j’aperçois le Berlingot d’Alessandro Forni arrêté au bord de la route, le vélo est posé contre le véhicule, ça sent le roussi pour Alessandro. Mon tour va bientôt arriver. A Surava, je tourne à droite pour entamer la longue montée vers Davos, au fond de moi l’aventure est terminée, j’ai vraiment eu peur dans la descente de L’Albula, et je ne veux pas jouer à « ça passe ou sa casse » sur la RATA.

La route qui mène à Davos emprunte un long tunnel de plusieurs kilomètres offrant le plaisir de rouler enfin au sec, il y fait doux, l’air chaud de ces derniers jours y stagnant encore. Ce tunnel je l’ai en tête depuis la descente de l’Albula : je m’arrête, pose le vélo contre le Berlingot, enlève le casque, je n’ai plus envie de faire un mètre de plus :
« J’arrête, c’est fini pour cette année! ». L’instant est douloureux. Je me sens incapable de négocier les prochaines descentes : la fluela, l’ofen, le stelvio me hantent. Je ne maîtrise plus grand-chose et il me semble raisonnable de ne pas pousser la limite plus loin. Tout le monde est désemparé au bord de la route dans ce tunnel lugubre. Il ne reste plus qu’à ranger comme on peut toutes les affaires dans le Berlingot et rentrer à Nauders. Nous ressortons du tunnel, le jour se lève sur Davos sous une pluie continue. Nous doublons Gérald Bauer qui continue sa route courageusement. « Vas-y mon gars, c’est bien ! » Je l’envie, je suis déjà tiraillé par les regrets, par ce terrible sentiment de ne pas avoir été à la hauteur. Le temps m’aidera à digérer cette déception.

La RATA 2006 a été dominée par les autrichiens avec la 2e victoire de Paul Lindner auteur d'un formidable raid solitaire, suivi de Wolfgang Fashing et René Fisher. Bravo à eux et à tous ceux qui ont bouclé le périple, il fallait beaucoup de courage et d'abnégation pour arriver au but.

On pourra refaire l’histoire cent mille fois par la suite, trouver un tas d’explications, mais rien ne changera l’issue de l’aventure. La décision d’abandonner constitue toujours une délivrance sur l’instant, elle met un terme bref à nos tourments, mais elle nourrit des tas de questions sans réponse par la suite. Ma décision était-elle une solution de facilité, ou une décision dictée par la raison ? Je n’en sais trop rien. Avec du recul, il me semble que j'aurai du m'accorder un break d'une demie heure ou plus pour me remettre les idées en place, pour prendre un peu de recul par rapport aux déconvenues que je rencontrais. Malheureusement j’ai été victime de mon passé de cyclosportif pour qui la réussite passe peut être un peu trop par le résultat, je n’étais pas dans un état d’esprit assez ouvert pour batailler et risquer de terminer bien plus loin que l’an dernier. Dans tout échec il y a une leçon à tirer, j’espère que la RATA 2006 sera vite effacée et me servira de tremplin pour mes prochains objectifs.

Comment ne pas terminer sans remercier, Laure comme toujours, Gisèle, Bertrand, Frédéric qui ont pris sur eux et sur leur temps pour me permettre de participer à cette RATA. Malheureusement j’aurai aimé leur offrir un dénouement tout autre.

Rendez-vous, je l’espère, à Nauders les 22 et 23 juin 2007.

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Commentaires
D
Effectivement, Respect...<br /> Respect pour vos succès<br /> Mais aussi respect pour vos tentatives infructueuses (au moins en apparence)<br /> <br /> Et merci de raconter aussi bien les unes que les autres sur ce blog que je suis tout heureux de découvrir :-)
C
Le récit est à la mesure de la performance sportive et l'humilité du bonhomme, malgré l'échec (ou plus précisément l'abandon ce qui est très différent).<br /> <br /> Vraiement avec de tellles épreuves et de tels hommes, le cyclisme rentre dans une tout autre dimension !<br /> Nos petites cyclos et autres courses de village (avec toute la sympathie que j'ai pour les courses de village renouant avec le "cyclisme d'antan") en deviennent tellement insignifiantes.<br /> <br /> Difficiles de trouver les mots, je dirai donc simplement RESPECT MONSIEUR HUGUES.
S
Ton récit est encore une fois superbe. Il semblerait que tout est resté gravé en toi, tu te rappelles du moindre détail!<br /> <br /> Comme Jean-Pierre, je pense que c'est la météo qui ne t'a pas permis de réaliser une 2ème belle RATA. Sans ce paramètre, tu n'aurais pas chuté et nul doute que tu aurais pu aller titiller les autrichiens!<br /> <br /> Pour avoir chuté également (en course et à l'entrainement), même si le traumatisme est léger, c'est quand même plus pareil aprés, il apparait plein de douleurs qui font que tu ne plus être à 100%. Et sur une épreuve comme celle là, il vaut mieux être à 100% physiquement, même si le moral est surement encore plus important. En plus la chaussée glissante aprés la chute, c'est trop usant mentalement.<br /> <br /> Cela me rappelle la Forestiere VTT Marathon 100 kms de cette année (en beaucoup plus court ...), sous la pluie et dans la boue glissante. Aprés une belle chute dans la 2ème descente, j'ai été tétanisé toutes les descentes suivantes. Je n'arrivais plus à descendre normalement - trop peur de chuter encore. A l'arrivée j'étais plus fatiqué mentalement que physiquement ...<br /> <br /> En tout cas bravo pour tenter des trucs pareils, il faut le faire. IMPRESSIONNANT.<br /> <br /> Et Bravo pour ton blog: une référence pour moi - superbes récits, superbes photos, superbes parcours: J'adore!! Ca donne envie de faire un RPE pour commencer par exemple. Mais pas cette année - par contre le tour du Mont Blanc dans la journée, et l'ouverture du Galibier: OUIII!<br /> <br /> Bye-Bye, et à bientot, par blogs interposés, et puis sur quelques cyclosportives si j'ai bien compris!!<br /> <br /> Sébastien<br /> www.voiron.cyclosport.overblog.com
H
... ayant une très bonne mémoire, monsieur Borsd. Ce "Coq en Stock" était digne des conquérants de l'inutile, je crois que l'on pouvait lire le récit sur un site qui, entre autre, causait cyclosport de manière différente, c'était un plaisir à parcourir, si je me rappelle bien ça s'appelait "le monde de JP" ou quelquechose dans le genre?<br /> Malgré la qualité du calembour je laisse la paternité de la décalogie du Coq à Jean-Pierre, quoi que je pourais imaginer une tentative similaire sur son voisin le col de Porte (Porte au Rico)! .... j'ai honte...
B
En temps qu'observateur (plus ou moins) attentif du petit monde de l'ultra, je me souviens également du récit de Jean-Pierre sur son "Coq en stock" comme il le surnomma alors. Sans assistance, et à 2 pas de son domicile, il fallait être fort dans la tête pour ne pas bâcher dans ce qui reste pour moi un sommet de l'inutile et de la gratuité. (Et ce qui fait toute la beauté de ce genre de défi)<br /> Ce petit laïus pour introduire un regret: dommage que ce ne soit pas Hugues qui se soit imposé cette décalogie au Coq... Ne serait-ce que pour parler des "Coq au Rico"! (désolé...)<br /> <br /> Comme l'écrivait Fabrice Roulier en revenant de la traversée non-stop de Belledonne en ski de rando: <br /> "La trace d'un rève n'est pas moins réelle que celle d'un pas."<br /> Cela vaut également pour l'empreinte furtive du boyau asséchant le bitume...
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