La RATA 2008: jusqu'au bout quoi qu'il arrive.
7 juillet 2006, descente du Mortirolo, virage à droite, route humide, perte d'adhérence de la roue arrière, gamelle, complètement déboussolé je laisse filer Wolfgang Fashing et René Fisher. Ma RATA 2006 se terminera quelques heures plus tard sous le sinistre tunnel de Davos.
22 juin 2007, descente d'Aprica sur Tresenda, virage à droite, route humide, manque de pression ou alors flaque de gas-oil, glissade et re-gamelle, effondré je laisse filer Strasser, Ratschob, et Preihs. La RATA n'aura pas raison de moi ce coup-ci, j'irai jusqu'au bout voir les éoliennes du Reschen après 25h15 de vélo.
20 juin 2008, descente d'Aprica sur San Giacomo, lacet à droite, route sèche, 9 bar de pression dans les boyaux, revêtement hasardeux, la roue avant se dérobe sur un décrochement du bitume , re-re-gamellere-re-gamelle. Mes deux compagnons de route, Carlos Costa et Dieter Kleiser, m'attendent. La bataille pour atteindre les éoliennes du Reschen s'annonce une nouvelle fois épique.
Plusieurs hypothèses sont possibles:
- je n'aime pas les virages à droite.
- je n'aime pas la RATA.
- je n'aime pas le secteur d'Aprica.
- je me vautre systématiquement quand j'ai un cuissard Assos tout neuf.
Impossible de refaire le scénario de cette RATA 2008, toujours est-il que c'est avec une belle pizza sur la fesse et complètement scotché que j'ai dû gravir le Mortirolo, laissant s'envoler toute chance de classement honorable. Je me pose encore la question de l'origine de cette chute: manque de lucidité, manque de concentration?
La principale inconnue de cette RATA 2008 reposait sur mes capacités de récupération après les
Laure est encore sur la brèche pour diriger cette troisième assistance en moins de deux mois, et il en faut de l'énergie pour faire avancer un ultra fatigué sur la RATA, d'autant plus que la semaine suivante elle sera au départ du Défi des Fondus de l'Ubaye pour l'enchaînement des 7 cols (
Depuis le Glockner, Bertrand a traversé la Slovénie sous la neige, contemplé les Dolomites dans les nuages et sous la pluie, joué au funambule dans le Monte Zoncolan, avant de nous rejoindre à Nauders. Enchaîner Glockner Man/RATA dans une assistance représente un challenge comparable à celui du cycliste: 67 heures au total dans le C8 pour 1 550 km et près de 30 000 m de dénivelée. Il faut une certaine dose de patience pour passer autant d'heures à faible allure en tendant des parts de cake et de flan pâtissier par la fenêtre!
"Je serais à Nauders le 19 juin!"
C'est le SMS reçu un soir d'orage dans un bungalow sinistre à Villars, la veille de
Stelvio, Gavia, Aprica, Mortirolo, Aprica, Bernina, Albula, Fluela, Ofen, Umbrail, Stelvio, Reschen,
Un bon départ.
Tout a débuté comme dans un rêve avec un enchaînement Stelvio, Gavia, Aprica dans des temps de passage pouvant me laisser espérer taquiner les 23h25 réalisées en 2005. Sans être extraordinaires, les jambes répondent de manière satisfaisante aux sollicitations imposées par la course. Dans la logique des choses, Vandelli, Wyss, Lindner, Fischer et ZorweigZorweig ont pris la poudre d'escampette dans un Stelvio abordé à vive allure sous un soleil généreux. Dans ce contexte relevé, basculer au Stelvio en 6e position constitue une énorme satisfaction.
Une descente prudente du Stelvio permet le retour de Dieter Kleiser, monument du cyclosport de la fin des années 90 (vainqueur de l'Ardéchoise,
La descente du Gavia a été en partie refaite, Costa est un excellent descendeur et effectue une démonstration de ce qui se fait de mieux dans le genre. Dieter, également très bon descendeur, ne se risque même pas à prendre le sillage de l'Italien. Le retour dans la vallée est perturbé par de puissants courants thermiques défavorables, Costa joue la prudence et nous attend pour négocier la transition jusqu'à Aprica. La chaleur se fait pénible dans la longue montée sur Aprica, 30° au thermomètre d'Edolo, je découvre la RATA sous un visage que je ne lui connaissais pas. L'assistance de Costa se révèle encore plus lourde que la chaleur, entre les manifestations dopées aux hormones masculines exprimées à la gente féminine au bord de la route et les posters de Playboy tendus par la fenêtre pour motiver leur poulain, c'est la totale. Faire cohabiter les cyclistes et un zest de bon goût n'est pas chose aisée, n'oublions pas, nous sommes là pour pédaler comme des bourrins!
Un air de déjà vu.
Le briefing de la veille et le Road Book ont été très clairs sur ce point, la descente sur Tresenda est fermée pour cause de travaux, nous devons emprunter une déviation par une petite route scabreuse pour rejoindre la vallée via San Giacomo. Ce détour alourdi le parcours d'une quinzaine de kilomètre et d'une centaine de mètres de dénivelée. Sur une épreuve de plus de
Kleiser et Costa m'ont attendu, je me relève rapidement, inspecte le vélo, tout fonctionne bien, le Road Burner est costaud. Le bonhomme est râpé au coude et la fesse brûle, après quelques mouvements je ne décèle rien de sérieux qui pourrait m'autoriser à arrêter là. Le spectre des DNF (Did Not Finished) me traverse l'esprit, je dois repartir immédiatement pour ne pas gamberger. Mon assistance ne m'a pas vu chuter, cela évitera de s'appesantir sur cet épisode.
La RATA reprend son cours. La seule véritable portion de vallée entre San Giacomo, Tirano et le pied du Mortirolo est négociée à trois, agressés par des automobilistes italiens trop pressés. Mes compagnons de route me demandent régulièrement si je vais bien.
"Ça va ! Merci !"
La réalité est autre, mes jambes me renvoient une sensation qu'il est inutile de décoder, je vais souffrir dans le Mortirolo. Le retour rassurant de mon assistance n'y changera rien. Pas un mot sur la chute, on en parlera plus tard!
Lutter contre la pente.
Je sais maintenant gérer les instants de vide total, quand la machine humaine se met au mode ralenti. Je m'enferme dans ma bulle intime, imperméable à l'environnement extérieur, concentré sur l'essentiel: atteindre le sommet de ce fichu Mortirolo dont la pente ne cesse de se redresser. Le 30/23 est en action, développement qui ferait sourire le premier cyclosportif venu, le Mortirolo avec
"Tiens avale ça!"
Laure est descendue du C8 pour courir à côté de moi et me tendre un bidon. Cela doit être le Red Bull acheté à la supérette en arrivant à Nauders, le verdict est clair: c'est dégueulasse. J'enchaîne avec du coca pur, mais rien n'y fait, je suis scotché et j'ai gagné des ballonnements à l'estomac.
Le dossard 43 est en point de mire, il est littéralement en équilibre sur les pédales. C'est cruel mais la vision d'un concurrent encore plus cuit que soit possède toujours un effet euphorisant. Il y a néanmoins un bug: je me souviens parfaitement avoir lâché le dossard 43 dans la première ascension du Stelvio, si je le double c'est qu'il a abordé le Mortirolo devant moi, j'ai dû rater un épisode! Pour l'instant je suis trop occupé à lutter contre la pesanteur pour me triturer les neurones avec ce détail.
Dans une belle lumière de fin de journée estivale le Mortirolo est enfin vaincu. L'écart avec Dieter n'est pas conséquent, il est afféré à se ravitailler auprès de son véhicule, nous allons pouvoir basculer ensemble. Costa nous a collé 10mn dans cette seule ascension!
Après une descente prudente, la suite du parcours est parfaitement connue. Aprica est escaladée dans une agréable douceur, la nuit s'installe progressivement sur la RATA avec son lot d'incertitudes, inquiétante et excitante.
"J’ai eu l’organisation au téléphone, dans la descente d'Aprica vous prenez tout droit, vous n'empruntez plus la déviation, les travaux sont terminés!" Ces quelques explications de Jean-Charles sont accueillies avec plaisir, je n’avais aucune envie de repasser sur le lieu de mes exploits acrobatiques de tout à l’heure. Je comprends instantanément que le dossard 43 rattrapé dans le Mortirolo n’a pas du prendre la déviation de San Giacomo. La situation est confuse dans ma tête, qui a fait quoi ? Ce qui est certain pour l’instant c’est que la RATA continue avec pour prochain objectif le franchissement de
Des hauts et des bas.
Avec ses
Depuis mes débuts sur les épreuves longues distances, j’ai appris à apprécier la nuit. Parmi les petits plaisirs nocturnes, j’aime observer mon ombre gesticulant au rythme de la cadence de pédalage dans les phares du véhicule. Je m’adonne à ce petit jeu isolé dans mon cercle restreint de lumière, mais il y a comme un bug, je suis suivi par une autre ombre. Philippe Balland, le deuxième français engagé sur la RATA cette année, vient de faire la jonction avec moi. Il a basculé directement au sommet de
« Je dois m’arrêter pour me couvrir, j’ai froid. » me dit Philippe.
« A plus tard ! » Je sais pertinemment que Philippe ne mettra pas longtemps pour me revoir.
Une nouvelle expérience m’attend du côté de Samedan. Alors que je viens de rattraper Dieter je suis pris d’un violent hoquet impossible à contrôler. Je veux prendre des relais mais dès que je produis un effort plus soutenu un « hic ! » bruyant et douloureux me rappelle à l’ordre. Dieter roule comme un automate alors que je me bas avec mon hoquet. Je ne sais plus quoi faire : boire, me boucher le nez, bloquer ma respiration, il n'y a personne pour me faire peur ? Hic, toutes les vieilles techniques y passent, hic, nous arrivons à
« Tu veux un morceau de fromage ? Il vient du Jura. »
« Non merci ! » J’ai tellement le ventre en vrac que je n’ose pas accepter, pourtant un peu de fromage qui pue m’aurait fait le plus grand bien.
Gérer col après col.
« Davos c’est vraiment un sale coin ! »
C’est tout ce que j’ai trouvé à dire à l'aube, avachi sous un abris bus, avalant un bol de gâteau de riz avec l’espoir de ne pas déclencher une autre crise de hoquet. La RATA c’est galère, mais avec le hoquet c’est encore pire ! Je me suis littéralement traîné pour monter les longs faux plats jusqu’à Davos avec pour unique satisfaction d’être ressorti de ce tunnel sinistre où j’avais abandonné en 2006. Philippe a pris le large, son aventure alpestre continue brillamment. Laure, Jean-Charles et Bertrand semblent avoir encore le moral alors que je suis au fond du trou, les pensées négatives m’assaillent.
« Je suis en train de me dépouiller pour faire un truc minable ! »
Je ressens l’envie de fermer les yeux. Laure me secoue car les minutes défilent avec ce nouvel arrêt, je dois absolument relancer la machine. Pendant ce temps Jochen Lehmann est passé, j’ai encore perdu une place, mais je m’en contrefiche. Le défi ne consiste plus à me battre pour une place mais bien de terminer cette fichue RATA 15 jours après le Glockner Man. Il ne reste que
6h30, le soleil se lève sur les hauteurs de
« Respire. »
« Au prochain replat, tu t’assois sur ta selle et tu bois. »
« Mange. »
« Tiens, c’est de l’eau pure. Le "docteur" François a dit que tu dois boire de l’eau pure pour purger les toxines de ton corps ! »
Un demi bidon d'eau plus tard, mon corps semble avoir trouvé un mode de fonctionnement plus efficace, j’ai l’impression de revivre.
L’Ofen est une formalité à franchir qui fait mal aux jambes, un col idiot qui redescend bêtement durant
Remonter à
10h08, trois coureurs professionnels de l’équipe Lotto descendent l’Umbrail plein pot suivis de près par leur directeur sportif. Cadel Evans en stage d’entraînement haute montagne ?
10h23, l’Umbrail est atteint sous un soleil généreux. Je prends le temps d’avaler du cake ultra avant de m’attaquer aux trois deniers kilomètres du versant ouest du Stelvio.
10h39, les 10 derniers lacets ont été négociés correctement au milieu des hordes de motards. J’enfile immédiatement un coupe vent pour basculer rapidement, la partie est presque gagnée.
Dernière ligne droite.
Ce col est sans contestation le plus désagréable de la RATA, pourtant il possède une valeur symbolique car il débouche sur les fameuses éoliennes du Lac du Reschen.
« Quand tu atteindras les éoliennes ça sera fini ! » Dominique me l’avait bien dit en 2005.
Cette année, la quête des éoliennes a débuté 15 jours plus tôt au départ de Graz. L’émotion ressentie à cet instant est proportionnelle au chemin parcouru pour s’offrir ce trip montagnard. Fidèle à mon habitude je me réfugie dans la retenue pour vivre les derniers kilomètres de cette RATA le long du lac du Reschen, j’hésite entre lâcher une petite larme ou un sourire. Dans la dernière descente sur Nauders le sourire l’emporte enfin.
Je termine à la 10e place en 25 heures et 6 minutes, c’est mieux que l’an dernier compte tenu de la demie heure supplémentaire nécessaire pour parcourir la déviation. Difficile de ne pas nourrir quelques regrets concernant ma prestation, même si le sentiment dominant reste la satisfaction d’être allé au bout de cet enchaînement délirant que je m’étais fixé cet hiver.
En dehors de ma chute, cette déviation aura causé de gros soucis à l’organisateur. Jean-Charles m’explique que au premier passage à Aprica, seuls les dix premiers concurrents sont passé par San Giacomo, le reste de la troupe ayant emprunté l’itinéraire normal en toute bonne fois suite à la levée inattendue des travaux. Après analyse et consultation avec le directeur de course, cette péripétie n’aura pas eu d’influences sur le classement final.
Conquérant de rien du tout.
Plongés dans une réalité recomposée où les repères dans le temps et l'espace ont volé en éclat, mon corps et mon esprit doivent reprendre contact avec le quotidien, retrouver un mode de fonctionnement basé sur autre chose que la ration énergétique et le bidon que je dois avaler toutes les heures pour continuer à avancer. Si la pratique de la longue distance contribue à marginaliser ses adeptes, elle procure un état de sérénité incomparable. Après 1 550 km et près de 30 000 m de dénivelée effectués en deux étapes espacées de 15 jours, une de 42 heures et une de 25 heures, soit l'équivalent d'un Bordeaux Paris enchaîné avec 5 Marmottes, je me sens bien et heureux. Cette démarche peut paraître incompréhensible et totalement inutile, elle participe à la production d'un univers intime et personnel chargé de sens dans lequel je me reconnais.
Alors merci à mon entourage proche qui me supporte dans mes délires, mes parents, Gisèle, Bertrand, Jean-Charles, Dominique qui m'ont accompagné un jour ou l'autre dans une assistance depuis mes débuts sur la longue distance, François Kérautret qui se décarcasse pour que je puisse disposer d'un matériel top niveau pour effectuer ces challenges. Quel privilège de rouler sur ces épreuves sur un prototype comme le Road Burner. Expérimenter et sortir des sentiers battus en se fichant du qu'en dira t'on, telle est la philosophie de FK, j'adhère à 100% à cette devise et réalise ma chance à chaque fois que j'enfourche une création de François. J'aurai aimé être plus performant cette année pour récompenser le travail de François, ma forme physique a été ce qu'elle a été, mais je retiens avant tout la possibilité d'avoir pu exploiter mon potentiel du moment dans les meilleures conditions pour aller au bout de ce que je m'étais fixé.
La pratique sportive peut s'effectuer au travers d'un premier filtre basé sur la performance, et d'un second filtre centré sur la recherche d'une expérience vécue. L'aller-retour entre ces deux visions de l'effort sportif constitue une des grandes richesse de l'ultra. Il reste encore une formalité à accomplir dans les Vosges le week-end du 12-13 jullet, en attendant je renouvelle mes remerciements pour toutes les pensées positives et encouragements qui m'ont accompagnées durant ce périple.
Texte: Rataman.
Photos: Laure.