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Unlimited Miles
5 juillet 2007

La Rata 2007: la loi de la gravité.

130338_1_C'est maintenant une évidence pour moi, la pratique du vélo est soumise à la loi de la gravite. D'après Newton, la loi de la gravité explique les phénomènes naturels tels que la chute des corps à la surface de la Terre. Pour les cyclistes, la loi de la gravité est à l'origine de deux phénomènes douloureux: elle vous projète à terre lorsque l'équilibre du binôme homme/machine est rompu et elle vous fait mal aux jambes lorsque la route s'élève. Il y a un lien de cause à effet entre la loi de la gravite, la production d'acide lactique dans les jambes, et l'apparition des fameuses "pizzas" si douloureuses sur les fesses.

The Race Across the Alps, il faut être lucide, c'est "un truc de ouf"! Lors de ma première tentative en 2005, Dominique Briand m'avait prévenu "prépare toi à vraiment en chier!". A la troisième tentative c'est toujours aussi vrai. Celui qui me dira j'ai fini la rata à l'aise est un menteur, pour comprendre il suffit de voir la tête des concurrents dans la montée de l'Umbrailpass au petit matin, leur démarche chancelante au sommet du 2e Stelvio, et leur regard hagard qui en dit long sur leur état de fatigue. Le programme est copieux pour une course d'un jour, je ne me lasse pas de le réciter: 540km, plus de 13 000m de dénivelée, 13 cols répertoriés à franchir, le Reschenpass (1560m), le Stelvio (2757m), le Gavia (2652m), l'Apricapass (1176m), le Mortirolo (1846m), l'Apricapass (1176m), la Bernina (2330m), l'Albulapass (2306m), la Flüelapass (2399m), l'Ofenpass (2149m), l'Umbrailpass (2505lm), le Stelvio (2757m), et un petit Reschenpass (1560m) pour finir. Certains cols sont monstrueux, à l'image du Stelvio et du Mortirolo, renvoyant certains cols français mythiques au statut d'amuse gueule. En plus des pourcentages parfois cruels, les descentes se révèlent le plus souvent redoutables. Dans un tel contexte, cette implacable loi de la Gravité règne en maître sur la RATA.

Comme tout ce qui est difficilement accessible cette épreuve possède quelque chose de magique, elle exerce comme une force d'attraction qui engendre un désir d'y retourner après y avoir goûté une première fois malgré les difficultés endurées. Tout les grands noms de l'ultra y sont passé: Clavadetscher, Fashing, Robic, Wyss, Baloh, Zeller, Lindner… et nombreux sont ceux qui s'y sont un jour cassé les dents, terminant dans la triste liste des DNF (Did Not Finish). La RATA constitue une aventure épique, on sait quand on part, on ne sait pas quand et jusqu'où l'on arrivera.

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Le calendrier ultra étant ce qu'il est pour un français et ne me sentant pas encore capable de me lancer sur des objectifs plus ambitieux, la marche à franchir en terme de disponibilité et moyens financiers étant énorme, la saison 2007 sera un test articulé à nouveau autour du RPE et de la RATA. Je dois confirmer au RPE et effacer mon échec de l'an dernier sur la RATA. La première étape de la saison sur les routes de Provence a été une réussite, je me dirige ainsi vers la RATA en confiance, tout en étant bien conscient que le niveau de concurrence que je trouverais en Autriche sera tout autre et que rien n'est jamais acquis d'avance.

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Vendredi 22 juin, assistances et coureurs s'agitent au centre de Nauders, je connais maintenant bien le rituel de départ avec la présentation individuelle de chaque concurrent. Je me suis inscrit tard cette année, je suis le dernier coureur à être présenté, il est 11h54 quand le speaker me demande quels sont  mes objectifs, le départ est prévu pour midi. J'ai mis les choses bien au clair dans ma tête et j'ai établi mes priorités: mon premier objectif est de terminer "quoi qu'il arrive", mon second objectif est d'améliorer mon temps de 23h28 établi en 2005, mon troisième objectif dépendra de ma condition et du niveau de concurrence, il consistera à améliorer ma place de 5e en 2005 et pourquoi pas monter sur le podium.

Légèrement tendu je prends place sur la ligne de départ, caché derrière une première ligne composées de115230_1_ brutes épaisses pressées d'en découdre: la horde des autrichiens qui font de la RATA leur objectif principal de l'année avec comme tête d'affiche Valentin Zeller déjà vainqueur en 2004 de la RATA et du Glocknerman, Paul Lindner vainqueur  en 2002 et 2006, René Fisher candidat redoutable qui avait rivalisé avec Fashing en 2006, le nouveau prodige Christoph Strasser 3e de la Race Across Slovenia en mai et vainqueur du Glocknerman en juin. Parmi les candidats venus rivaliser avec les autrichien on remarquera la présence du  slovène Mako Baloh 2e de la RATA en 2001 et 2002, 2e de la RAAM 2006 (formule enduro) et détenteur de quelques records sur 12 et 24 heures, le suisse Samuel Nagel 2e de la RATA en 2004 et 2005 et récent détenteur du record du monde des 24 h sur piste avec 872,6 km soit 36,37 km/h, l'américain Dave Haase 4e de la RAAM 2005, le suisse Thomas Ratschob 2e du Tour Ultime 2006. Enfin bref, que des gars qui font du vélo comme d'autres font leur promenade digestive au parc le dimanche après midi après la dinde aux marrons de belle maman. Au milieu de tout ce beau monde, un petit frenchie qui croit en ses chances, 1m 68 sur la pointe des pieds, gros amateur de chocolat, 2 victoires sur le RPE et 1,7 RATA au compteur, un vrai tueur!!! Il va y avoir du spectacle.

11H59, la sono à bloc dans les rues de Nauders balance une musique flamboyante type cinéma hollywoodien, le speaker s'excite et entame le compte à rebours qui lancera la RATA 2007 à 12h pile, accompagné en cœur par la foule: "10…9…8…7…6…5…4…3…2…1…START !!!". C’est parti sous un tonnerre d'applaudissements et le crépitement des appareils photos, un départ comme celui-ci ça  fout la chaire de poule.

Contrairement aux années précédentes, le départ ne sera pas neutralisé jusqu'au pied du Stelvio, les hostilités ont le droit de commencer dès la frontière italienne au col du Reschen, après seulement 5km parcourus. Les gros calibres sont pressés de s'expliquer, aidés par un fort vent du sud qui rend la progression pénible le long du lac de Résia, les coups de boutoirs des Zeller, Lindner, et Baloh mettent rapidement tout le monde en file indienne. C'est du grand n'importe quoi quand on connaît le programme des prochaines 24h, et pourtant tout le monde est complice de ce jeu de massacre qui est en train de se mettre en place. Je reste sagement planqué, mais ça tiraille quand même dans les guibolles. Visiblement après 10km il y a déjà des concurrents lâchés, le  peloton a fondu comme neige au soleil, seulement 17 cyclistes sont restés groupés le long du lac avant d'aborder la descente rapide du Reschen vers Prad.


Le Stelvio et le Gavia entre les gouttes.

135436_1_Le Stelvio est un monstre, les chiffres parlent d'eux même : 1787m de dénivelée et 26km d'ascension  ponctués par 48 lacets numérotés pour déboucher à 2757m d'altitude. Prad, Gomago, Trafoï, ces lieux résonnent comme un long cheminement vers les hautes altitudes du massif de l'Ortles où la gestion de l'effort est la seule solution pour s'en sortir. Le Stelvio est un voyage initiatique, une lutte permanente contre la pesanteur, si le Galibier est un mythe, comment qualifier le Stelvio? Le terrain est idéal pour établir les valeurs sur une épreuve ultra, Lindner, fidèle à son habitude, exploite le Stelvio pour assommer ses adversaires, une stratégie ou plutôt un coup de poker qu'il renouvelle chaque année.  Dès les premières rampes le rythme s'emballe sous l'impulsion de l'autrichien, suivi de près par Baloh, Zeller, Höfler (Lichtenstein) et Fisher. J'hallucine et j'applique immédiatement la stratégie que m'avait conseillé Patrick François: "Ne te dévoile pas, laisse les s'entretuer!"

De toute façon l'engagement physique est tel que je n'aurais pas tenu longtemps, d'autant plus que les premiers kilomètres de l'ascension jusqu'à Trafoï se révèlent pénibles pour moi. Je ne me sens pas bien et je dois gérer consciencieusement mon effort pour ne pas compromettre la suite. Les affaires se stabilisent dans la deuxième partie du col où mon organisme retrouve enfin un bon rendement. Je suis revenu sur le groupe de Christoph Strasser où figurent également  le suisse Thomas Ratschob, l'américain Dave Haase, et l'autrichien Franz Preihs (finisher du Tour Ultime et de la Xxalps). Je me sens bien maintenant alors je142919_1_ continue sur mon rythme sans me préoccuper d'eux, négociant lacets après lacets, évitant de lever la tête pour être écrasé  par la vision du sommet du Stelvio qui nous domine de manière insolente. Je ne me préoccupe pas non plus du ciel qui s'assombrit et des petites averses de grésils qui se déclenchent ça et là. Je suis maintenant immergé dans la RATA 2007, ce rendez-vous que j'ai attendu 1an et que je veux vivre à fond.  Le sommet est franchi rapidement en 6e position, je prends le temps d'enfiler une veste avant de basculer dans la descente sur Bormio. Je ne prends aucun risque dans ce nouvel enchaînement incroyable de lacets, trajectoires propres, freinages bien dosés, relances en sortie de virage, le plaisir de piloter le RZW0 est là. Le ciel est menaçant et des petites averses se déclenchent de nouveaux, la route est humide nécessitant beaucoup de vigilance.  Au niveau d'un enchaînement de tunnels particulièrement délicat le groupe Strasser fait la jonction avec moi, ça sera mieux ainsi pour négocier la suite.

Nous traversons Bormio sans problèmes, nous avons beaucoup de chance car l'orage semble maintenant tomber sur le sommet du Stelvio, et la configuration du ciel vers le Gavia, notre prochain objectif, me rend optimiste.

Le Gavia est plus humain que le Stelvio, "seulement" 25km d'ascension pour 1432m de dénivelée séparent Bormio du sommet. La première partie jusqu' à Santa Catharina se négocie plutôt bien avec une succession de rampes raisonnables et de replats. Le groupe s'est reformé, j'échange quelques mots en français avec Thomas Ratschob tout en m'alimentant et en m'hydratant. A cet instant je ne me rends pas compte que j'essaie de remettre mon bidon dans un porte-bidon déjà occupé!!! J'insiste sans regarder en me disant "zut il y a quelque chose qui bloque!!". Dave Haase qui est derrière moi se marre, "Try the other!!" me dit-il avec un grand sourire, je me sens tout bête. Le Gavia démarre réellement après Santa Catharina, je me sens vraiment bien et prend rapidement le large sur mes compagnons sans trop hausser le régime. Le Berlingot prend position derrière moi, Laure, Gisèle et Bertrand me tenant informé de l'évolution des choses.

"Continue comme ça à ton train, ils grimacent derrière et font l'effort pour limiter l'écart. Devant il y en a qui finiront par craquer."

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Magnifique Gavia, de la forêt nous passons à un décor rude de haute montagne, la pente très irrégulière est parfois sévère. Sur les replats avant le sommet, j'ai du prendre environ 2mn d'avance sur le groupe Strasser, je vois un véhicule arrêté au bord de la route avec un concurrent qui se change, c'est Ilja Höfler qui a fait le premier les frais du rythme imposé à l'avant de la course. Je bascule au Gavia en 5e position, je suis serein et confiant, le ciel est menaçant mais la route est sèche. Cette descente est terrible, je ne connais aucun équivalent en France, la route étroite ne laisse pas la possibilité à deux véhicules de se croiser. Le bitume souvent dégradé rend les trajectoires difficiles d'autant plus qu'il faut négocier des portions particulièrement pentues, jusqu’à 14%, débouchant sur des lacets extrêmement resserrés. Le cadre particulièrement aérien et sauvage rend cette descente impressionnante. Je descends vite mais très proprement, cependant je me retrouve bloqué derrière deux voitures d'italiens qui refusent de me laisser passer, roulant au milieu de la chaussée et accélérant en sortie de virage, je les maudits mais ne prend pas de risques pour autant. Ponte Di Legno marque la fin de cette descente périlleuse, la tension peut baisser d'un cran. Je retrouve avec plaisir la large route menant à Edolo, je sais que j'ai perdu du temps dans la descente, ce que me confirme Bertrand avec le retour imminent du groupe Strasser. Je me relève, m'alimente, un peu de 640, un peu de flan, et voilà un TGV qui me dépasse emmené puissamment par Christoph Strasser. Si ce gars ne m'a pas impressionné dans le Stelvio et dans le Gavia, il laisse une impression de puissance sur les parties roulantes qui a de quoi laisser rêveur , je comprends mieux sa victoire récente au Glocknerman.

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Le grimpeur d'Aprica.
   

Une petite pluie fine a fait son apparition un peu avant Edolo et nous accompagne toute la montée sur la station d'Aprica. Ce col n'est pas méchant avec  15km et 470m de dénivelée, il permet à des gabarits comme Strasser et Ratschob de mieux s'exprimer, je me contente de suivre et de prendre le relais quand viens mon tour. Höfler et Preihs semblent plus à la peine, Haase a disparu du groupe. "David has felt in the Gavia" nous informe Ratschob, ça me fait froid dans le dos. Le groupe progresse sur un bon train, les voitures d'assistance remontent les unes après les autres pour ravitailler leur protégé, occasionnant des bouchons sur cet itinéraire fréquenté. Soudainement nous sommes dépassé par un cycliste portant fièrement le maillot du Grand Fondo "Marco Pantani", une cyclosportive réputée qui aura lieu dimanche au départ d'Aprica. Tout de court vêtu, il nous dépasse sans un regard, sans un signe, dans un style un peu heurté, genre "vous allez voir ce que je vais vous mettre!". Le gars creuse l'écart, se retourne pour vérifier,… et plafonne!! A la faveur d'un relais de Strasser nous revenons sur lui, vexé il se cale quelques minutes dans nos roues et redémarre sèchement en danseuse sur la gauche de la route. Ce démarrage à la Fernando Escartin sur une étape du Tour nous provoque une furieuse envie de rigoler, le gars se déchire la tronche 200m devant nous pour franchir Aprica en tête. Le grimpeur pourra être fier de lui ce soir quand il racontera son histoire à ses copains, nous, nous serons quelque part dans les pentes de la Bernina. Lorsque le vélo est pratiqué de la sorte, avec un mélange malsain de fierté mal placée et d'hormones masculines, c'est un peu comme Johnny chantant en play-back au stade de France ou deux gamins jouant à celui qui crachera le plus loin, c'est légèrement pathétique.   

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La loi de la gravité.
   

Cet épisode ludique passé, la RATA reprend ses droits dans la descente sur Tresenda. Les autrichiens sont d'excellents descendeurs, je le sais, il n'y a qu'à voir leurs performances sur les pistes de ski pour s'en convaincre. Nous abordons la descente à très vive allure au milieu de la circulation, la route est mouillée, je ne veux pas jouer dans la surenchère dans cet exercice périlleux alors je ferme la marche. L'équilibre d'un cycliste dévalant une pente sur quelques centimètres de caoutchouc est quelque chose de précaire, un rien peu venir rompre cet équilibre et l'implacable loi de la gravité rappelle le malheureux à l'ordre et le projète sur le bitume. Je n'ai rien vu venir, à l'entrée d'un virage à droite ma roue arrière se dérobe, cruelle sensation d'impuissance lors de cette fraction de seconde  où l'on se retrouve en état d'apesanteur avant de heurter le sol. Je m'affale lourdement sur le côté droit et pars en glissade, la force centrifuge me projette à l'extérieur du virage en direction d'une voiture en sens inverse. L'instant dure une éternité, le vélo percute la roue avant du véhicule qui a freiné vigoureusement, je termine ma glissade simultanément. Tout s'enchaîne très vite, c'est encore assez flou, le conducteur sort effrayé, je récupère mon vélo pour me mettre à l'abri sur le bord de la route sachant que d'autres véhicules vont arriver à vive allure. Sous l'effet du choc je m'effondre sur un muret, je pleure comme un gamin tellement j'ai eu peur, je suis persuadé que tout est terminé à cet instant, de plus un coup d'œil sur le vélo me rend pessimiste : la roue avant a littéralement explosé. Le temps s'arrête jusqu'à l'arrivée du Berlingot, 5mn de néant total où je suis avachi au bord de la route. Quelle va être la réaction de Laure? Le conducteur italien est reparti, j'ai réussi à lui expliquer que quelqu'un allait arriver. 

J'ai l'image de la série télé "l'Agence Tout Risque" lorsque le van bariolé arrive en dérapage, les portières s'ouvrant à la volée, Looping, Futé et Barracuda surgissant pour intervenir. C'est cette impression que me laissera le Berlingot lors de son arrivée sur les lieux de ma gamelle. L'opération sauvetage est lancée: réconfort moral avec Laure car je suis au bord du gouffre dans ma tête, on nettoie et on soigne les bobos, Bertrand est sur le vélo avec la caisse à outils, Gisèle gère le reste pour que tout le monde soit efficace. Il faut changer la roue avant, remettre dans l'axe le cintre et la selle, changer les patins de frein avant car un des deux patins a été arraché dans la chute, le dérailleur arrière a frotté et a besoin d'être retendu  pour que tout passe bien. J'avais dis à Laure avant le départ que quoi qu'il arrive il fallait rester calme, en cas de problème l'énervement est source d’erreurs supplémentaires. Tout le monde a su conserver son sang froid, une fois le vélo remis sur pied, Bertrand fait un essai sur la route pour voir si tout fonctionne bien.

"C'est bon! Tu peux repartir !"

Je sens la douleur de la chute, j'ai une brûlure au niveau de la fesse mais cela reste superficiel, je suis surtout en train de réaliser l'ampleur de ce qui me reste à accomplir: 400km et 9500m de dénivelé. Je revis le scénario de 2006 et de manière encore plus précoce.

Laure: "Allez Hugues, tu es sonné mais tout va bien, tu repars et tu verras bien, tu ne te poses pas de question, fais le pour toi!"

Gisèle: "Rien n'est perdu, tu es encore en course, on a perdu seulement 20 minutes et il y a seulement Nagel et Haase qui sont passés!".

Bertrand: "tu assures dans les descentes, et tu vas voir, tu vas te refaire petit à petit dans les bosses."

Le problème est le suivant: la prochaine bosse, c'est le Mortirolo, il y a plus cool  pour se refaire. Il y a des gestes que l'on fait sans comprendre pourquoi, alors que je n'y crois plus du tout, j'enjambe mon vélo pour me remettre en selle. Je vais le faire pour moi, je vais le faire pour vous. Faire le vide, respirer profondément et repartir.

Je m’élance dans la descente prudemment, les premières courbes sont hésitantes, mais le RZW0 est un vélo stable et rassurant. Je peux descendre sans aucun risque malgré le traumatisme que laisse une chute. Le coup de pédale est douloureux, grippé, je dois maintenant me focaliser sur des objectifs à très court terme: Tresenda, Tirano, Lovero, Mazzo, je ne dois surtout pas penser au Mortirolo. Une fois revenu sur le plat, j'ai du mal à dépasser les 30km/h, je perds énormément de temps sur la ligne droite de Tirano. Il faut déconnecter maintenant du monde réel, ce que je dois accomplir se trouve quelque part au fond de ma tête. La RATA n'est plus une course mais une épreuve que je dois franchir, une épreuve qui conditionnera ma poursuite dans l'ultra. Si je bâche aujourd'hui, je sais que j'en aurai terminé avec cette discipline. Si je monte dans la voiture nous rentrons tous ce soir à Nauders, et je n'aurai pour seuls compagnons que des remords dans les jours à venir. Le choix qui s'offre à moi est simple: soit j'abandonne pour cesser toutes ces douleurs immédiatement mais cela va être très dur psychologiquement pour la suite, soit je serre les dents pendant 400km et je la termine cette p… de RATA. D'abord escalader le Mortirolo, je réfléchirai après. Perdu dans mes pensées j'ai franchi difficilement le casse pattes à 10% à la sortie de Tirano, je me trompe de direction à un instant mais un coup de klaxon de l'assistance me remet dans le droit chemin. C'est un acte manqué, je ne veux pas prendre la petite route de Mazzo di Valtelino, je ne veux pas voir ce virage à droite qui marque le début de l'enfer du Mortirolo.
   

Scotché dans le Mortirolo.

195332_1_Soyons clair, le Mortirolo fait parti de ces cols que l'on ne montera jamais avec facilité. Les chiffres sont éloquents: 11,8km d'ascension pour 1291m de dénivelée, soit une moyenne de 10,9% avec de nombreux passages à  14 et 17 %, voir plus.  Si tout va bien c'est dur, si vous êtes cassé c'est épouvantable.  Le vélo est un sport d'apparence, le succès commercial du compact en est la parfaite illustration, il permet de continuer à ressembler à un coureur en évitant de passer au triple plateau. Les vrais costauds en ventent les mérites car il permet un gain de souplesse dans les longues ascensions, les faux costauds en ventent aussi les mérites car ils ressemblent aux vrais costauds, mais se retrouvent quand même plantés si ils n'ont pas monté des gros pignons à l'arrière. Aujourd'hui je ne ressemble plus à un vrai ou à un faux costaud, je vais monter le Mortirolo sur mon triple plateau, à moi les joies du 32/23 et 32/25. Curieusement je négocie honorablement la première partie du col tout en moulinant, je maintiens 10 km/h, c'est honnête vu mon état. Mais ce maudit col est impitoyable, il ne vous relâche de ses griffes que lors des derniers hectomètres. Je connais un terrible passage à vide, complètement scotché au bitume, je me hisse péniblement gagnant mètre après mètre, mon compteur oscille entre 7 et 8 km/h, cela devient problématique. Laure me parle beaucoup mais ma sphère s'es refermé, je me bas contre la pesanteur virage après virage, surtout ne pas poser pied à terre. Je ne regarde plus les kilomètres pour ne plus savoir où j’en suis dans cette montée,  j'ai mis mon compteur sur l'altitude, je me fixe des objectifs par tranche de 100m de dénivelée. Il est bientôt 21h et je suis encore loin du sommet, je suis conscient que mon retard par rapport à 2005 va être supérieur à 1 heure, difficile de ne pas se décourager.

Le sommet du Mortirolo marque une étape importante pour les candidats au statut de "finisher" de la RATA.195433_1_ En effet, si à ce stade la distance parcourue n'est de que 203 km et 5300m de dénivelée, soit l'équivalent d'un grand parcours de cyclosportive que plus aucun cyclosportif ne voudrait faire si il n'était pas estampillé "Etape du Tour", "Ardéchoise" ou "Marmotte", l'obstacle le plus redoutable du parcours est franchi. Même si il reste encore 340km et 8000m  de dénivelée pour revoir Nauders,  les cols suivant restent franchissables armé d’une grande patience et avec une bonne gestion de l'effort et de l'alimentation. Pourtant lorsque je débouche enfin au sommet, c'est un grand sentiment d'abattement qui s'empare de moi, la spirale de l’échec s’est mise en route, je dois absolument trouver les ressources pour changer ce scénario catastrophe.
Je ne parviendrais jamais à expliquer ce qui s'est passé là haut, les encouragements de Laure, Gisèle et Bertrand ont tapé dans le mille, la semoule a fait son effet, les endorphines ont agi, un débordement d'hormones masculines qui vous fait dire "je vais le faire!" style Nicolas Hulot se préparant à sauter à l’élastique dans la séquence frisson d’Ushuaïa. Je remonte sur le vélo déterminé,j’ai pointé en 11e position avant de basculer sur Edolo, mon retard est conséquent, mais cela n'a plus aucune importance. La descente est bien négociée, je passe sans un regard sur les lieux de ma chute de l'an passée, et je file vers la seconde montée d'Aprica. Les doutes se sont envolés, dans ma tête résonne "tu vas les voir les éoliennes!", les fameuses éoliennes qui annoncent  la fin du Reschenpass lorsque l'on revient sur Nauders.   
    

Remonter la pente.

La nuit est tombée sur la montée d'Aprica, je monte seul dans le faisceau des phares du Berlingot, les jambes ont retrouvé de leur efficacité. Ma vitesse n'est guère inférieure au premier passage c'est encourageant. La route est sèche et l'atmosphère est douce, on distingue quelques étoiles, après ce terrible épisode je suis envahi par une sensation de réconfort.

"Tu vas avoir des conditions idéales pour la nuit!" me lance Bertrand, je le crois!

Il est 22h30 quand je traverse Aprica qui semble s'assoupir, j'en profite pour bien m'alimenter avant de négocier la descente sur Tresenda qui m'a été fatale tout à l'heure. Je ne prends absolument aucun risque, le vélo me permet de descendre en toute confiance alors que dans le même contexte l'an dernier j'avais perdu tous mes moyens. Sur la fin de la descente, je me trouve bloqué derrière un bus, plutôt que de prendre des risques à essayer de le doubler je m'arrête au bord de la route et j'en profite pour me dévêtir avant d'aborder la prochaine difficulté. Sur la ligne droite de Tirano mon regain d’énergie se confirme, j'évolue entre 33 et 36 km/h alors que tout à l'heure je plafonnais à 29 km/h, ça va fumer dans la Bernina.

La patience constitue la qualité nécessaire pour venir à bout de la Bernina. Les pourcentages ne dépassent jamais les 10%, mais il faudra tout de même avaler 32km d'ascension et 1910m de dénivelée pour atteindre le sommet.

Je trouve rapidement un bon rythme dans les premières pentes, la frontière Suisse passée sur l'élan, je peux refermer la page italienne douloureuse de la RATA. Poschiavo marque la fin de la première partie de l'ascension, un long replat le long du lac du même nom permet de récupérer et de relancer sur le grand plateau si l'on se sent bien. Mon rythme de progression est satisfaisant, je suis suffisamment lucide pour bien négocier les traversées des rails du train de la Bernina. Ces derniers sont véritablement casse-gueule, on les croise à plusieurs reprises en oblique et non perpendiculairement, chaque année quelqu’un se fait piéger. A l'entrée de Poschiavo, un véhicule est arrêté avec les warnings, un cycliste est en train de repartir. Je le rattrape et reconnais l'américain Dave Haase. Une petite tape sur l'épaule pour le prévenir que je suis là, nous échangeons quelques mots en anglais, il sait que je suis tombé dans la descente d'Aprica, je sais qu'il est tombé dans la descente du Gavia, nous en somme au même point. Il m'explique également qu'il vient de se ramasser sur les rails, je m'en doutais c'est pour cela que je suis revenu aussi vite sur lui.
    

Un américain, un français et un chien à la lutte dans le Bernina.

La RATA est cruelle et elle nous le fait savoir, depuis quelques temps la route est de nouveau mouillée, des éclairs commencent à illuminer régulièrement le ciel, l'orage gronde. Les choses sérieuses reprennent à la sortie de San Carlo avec des pentes soutenues. Il va falloir que je prenne une décision car la pluie a fait son apparition, froide et  transpersante. Je demande à l'assistance de préparer le K-way et le garde boue, l'opération est vite menée, Dave Hasse a pris seulement 200m d'avance, je peux affronter l'orage avec plus de sérénité. Ça flache comme un feu d’artifice, le tonnerre claque et résonne, on se sent peu de choses dans ces conditions à 2000m d'altitude. Je reste calme et serein, s'énerver à cause des conditions météo ne serait que de l'énergie gaspillées, dans l'immédiat il faut chercher à s'adapter à cette nouvelle donnée, se préparer mentalement à négocier les prochaines descentes sous la pluie. Les kilomètres défilent sous la pluie dans cette interminable montée sans point de repère, Laure qui scrute la carte me fixe des objectifs à atteindre comme le croisement avec la route de Livigno. Sans m'en rendre compte je suis repassé devant Haase qui semble coincer un peu, cependant quelque chose que je n'arrive pas à identifier me suit de près. J'entends les grelots d'une petite clochette et les bruits d'un animal qui trottine sur le bitume, je me retourne dans tous les sens et découvre à mes côtés un chien qui gambade tranquillement sans but précis. J'ai toujours eu une peur bleue des chiens, mais dans ce contexte la scène me fait sourire. Cela devient burlesque: deux cycliste dans la nuit sous l'orage suivi par un chien et deux voitures. Laure essaie de distraire notre compagnon poilu en lui donnant du cake ultra par la fenêtre du Berlingot, mais il n'en veut pas, il trace sa route à côté de moi sans se lasser, visiblement déterminé à franchir la Bernina en bonne position. Dave Hasse est vraiment un solide gaillard, il avait lâché un peu de terrain mais il tient bon et revient dans ma roue, je l'entends qui parle au chien de la Bernina, amusé aussi par cette situation. Deux hommes et un chien débouchent côte à côte au sommet de la Bernina, qui va faire quoi?

Je m'arrête pour une opération vêtements chauds, le chien fait la fête avec les contrôleurs, quand à Haase, à ma grande surprise il bascule sans se couvrir avec seulement un petit K-way, c'est osé car  si la pluie a cessé nous sommes complètement trempé et il doit faire 5°. L'histoire ne nous dira pas si le chien de la Bernina a continué à suivre les concurrents de la RATA.
   

Un combat au ralenti.

La descente sur Samedan n'a rien de difficile même de nuit sur route mouillée, il s'agit d'un de ces grands axes montagnards caractéristiques des cols suisses, suffisamment large et au revêtement de qualité. Après quelques kilomètres de descente nous rattrapons Haase arrêté au près de son véhicule, le coup de poker n'a pas marché, il est frigorifié et doit se changer.  Jusqu'à La Punt c'est 26km de tranquillité où la vigilance peut enfin baisser d'un cran, nous évoluons sur de longues lignes droites  sans dénivelée, le terrain est idéal pour s'alimenter et récupérer en vue de la suite du parcours. Dans la nuit la moindre source de lumière constitue un objectif visuel à atteindre, on scrute au loin dans l'espoir d'apercevoir les lumières du véhicule d'un concurrent. Les lumières d'un patelin, d'un réverbère paumé, la signalisation lumineuse d'une zone de travaux constituent autant de faux espoirs, mais à l'approche de La Punt je distingue nettement au loin les feux arrières d'un véhicule qui avance à la même vitesse que nous. C'est bon pour le moral quand on est au pied de l'Albulapass.

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J'ai reconnu l'Albulapass le lundi précédent avec Laure. Grimper un col de jour permet de mieux en appréhender les difficultés, je sais exactement à quoi m'attendre. La connaissance du terrain est un atout psychologique majeur. "C'est un vulgaire talus", me lance Bertrand. Un talus certes, mais tout de même 9km pour 600m de dénivelée à s'avaler, avec les 6 premiers km à 10%. A ce stade de la course, on n’en fera pas une maladie, mais il vaut mieux en avoir encore sous la pédale. Dans les premiers hectomètres, l’inconnu qui était en point de mire se dévoile: Ilja Höfler est arrêté à côté de son véhicule, il semble surpris par mon retour.  Sans réfléchir je bascule sur mon 32/23 pour prendre mon rythme de croisière, je sais qu'à 10 ou 11km/h je suis dans le coup et que Höfler aura du mal à revenir. J'entends le moteur de son véhicule qui redémarre, les portières qui claquent, il a dû remonter sur son vélo immédiatement après m'avoir vu. Une nouvelle lutte au ralenti a démarré, 11 km/h ça tient plutôt du cyclotourisme, mais en ultra avec 9000m de dénivelée dans les jambes on se sent fort à cette vitesse. Mon effort est payant car au fil des lacets les phares de son véhicule s'éloignent. L'ambiance est glauque, les lumières de La Punt qui s'éloignent au fond de la vallée nous renvoient des reflets blafards à travers les bancs de nuages bas. Après 4 km d'ascension Höfler a disparu, un de moins ! Quelques lacets au dessus un nouvel objectif se dévoile: les lumières d'un véhicule avançant à 10km/h, soit c'est un touriste dépressif qui monte l'Albula de nuit, soit c'est un autre concurrent de la RATA, je pense à Franz Preihs…Dans les dernières portions raides mon retard doit être d'environ 1mn à 1mn 30 sur lui, l'euphorie d'un éventuel retour vous pousse toujours à en faire plus. Je paie l'addition sur la fin de l'Albula, il reste 3km assez roulants qui permettent de relancer, paradoxalement  je sens une baisse de régime, il devient urgent que je temporise. Je laisse filer ma proie sur ce col, on se reverra.

La descente de l'Albula est un véritable chantier, l'an dernier elle avait fini de m'achever. J'ai fais le vide pour l'aborder, j'ai une machine différente cette année qui doit me permettre de négocier tout les pièges tendus 25km durant: le manque de visibilité dû au brouillard, la route glissante et chaotique, les lacets qui se referment, les zones de travaux… La RATA est une épreuve redoutable autant pour sa dénivelée positive que pour ses descentes techniques. Je dois assurer, ne surtout pas prendre de risques qui peuvent conduire à la faute. La magie du RZWO opère, là où j'étais tétanisé sur les freins en 2006 je passe avec une impression de sécurité, pourtant cette année le contexte est à peu près le même: la route est mouillée, visibilité nulle, et je me suis gamellé en début d'épreuve. La reconnaissance effectuée en début de semaine porte ses fruits, j'assure cette descente sans frayeur avec une bonne anticipation enchaînements de virages. Franz Preihs doit aussi faire une belle descente car à aucun moment je n'ai aperçu les lumières de son véhicule. Cela n'a aucune importance pour l'instant, je suis en train de gagner une grande bataille contre moi même et enterrer ce sentiment de peur et d'impuissance qui m'avait rongé en 2006.

Surava marque la fin de la descente de l'Albula, de 2312m nous sommes redescendu à 900m d'altitude, l'itinéraire prend maintenant la direction de Davos, il va falloir remonter mais cette nouvelle ascension est abordée comme un soulagement, le corps va pouvoir se réchauffer avec l'effort. Sur une belle route aux pentes régulières, nous franchissons successivement les localités d'Alvaneu, Schmitten, Wiesen, je dois ralentir car mon corps commence à renvoyer des signaux de fatigue. Une douleur un peu sournoise au mollet gauche a fait son apparition, il va falloir faire avec si je veux aller au bout, la douleur fait partie des règles du jeu dans ce genre de défi, je dois l'apprivoiser.

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La RATA 2006, s'était achevée dans le long tunnel précédant Davos. Tout l'hiver j'ai repensé à ce tunnel où j'avais déposé les armes, ce lieu devait être un passage symbolique en 2007, dépasser ce point comme on referme la page d'une histoire. Tout est là dans ma mémoire, l'instant où je pose pied à terre, l'instant où j'enlève le casque en disant "c'est fini, j'en peux plus…". Je repasse devans cet endroit sordide un an après, je fixe droit devant la sortie du tunnel comme une victoire personnelle, l'envie d'abandonner ne m'effleure même pas, j'ai franchi le cap.

"Tu vas les voir ces éoliennes!!"

063357_1_L'aube humide a fait son apparition dans la longue vallée menant à Davos, le plafond est bas, nous sommes bien en Suisse! Cette route est usante, elle se présente comme un long faux plat montant de 15km pour arriver dans les faubourgs de Davos à 1600m. Je sens que je suis en panne d'énergie, il faut que je prenne rapidement une décision avant d'aborder la Flüelapass et ses 2399m. Je demande à Laure de préparer la semoule et le pliant pour me reposer, je vais m'accorder 5mn de répit pour refaire le stock de carburant, vu ce qu'il reste encore à négocier cela ne sera pas du temps perdu. Mon mollet me fait souffrir, j'en profite pour demander un massage avec de la crème chauffante, mon vœu est immédiatement exhaussé. Que demander de plus, je suis déchiré mais heureux d'être là assis sur mon pliant à manger de la semoule sans goût à l'aube au pied de la Flüela, heureux d'être encore en course et d'avoir tenu jusque là. Comment expliquer que l'on puisse ressentir cela à cet instant alors que tous les signes extérieurs laissent comprendre le contraire ? Ce qui est sûr c'est que j'ai vraiment une assistance royale, rapide et efficace, je ne peux pas les décevoir.

"On va les voir ces éoliennes!!"

La Flüelapass est un col qui en théorie se monte bien. 14km d'ascension pour 790m de dénivelée, ce n'est063905_1_ pas la mer à boire. En 2005 j'avais pris un monstrueux coup de barre dans ce col et vu mes espoirs de podium s'envoler, cette année j'ai anticipé en m'alimentant copieusement au pied mais je me bas pour terminer et non pour le podium. La semoule fait son effet, je parviens au sommet sans descendre sous la barre psychologique des 10km/h, encore une petite victoire personnelle. Cette montée est véritablement magique au petit jour, les nuages se déchirent peu à peu laissant apparaître furtivement ce cadre sauvage  fait d'alpages et de rocailles que j'aime tant. Passée une certaine durée d'effort, le cycliste rentre dans un rapport avec le temps complètement bouleversé. Les repères sautent à un tel point qu'il devient difficile de faire la distinction entre une minute et une heure. Je ne sais absolument pas combien de temps j'ai pu mettre pour monter la Flüela. L'expérience de l'effort sur la durée est troublante. Bertrand m'apprend que je n'ai que 5mn de retard sur Franz Preihs, René Fisher est en tête, Paul Lindner a abandonné, je suis maintenant en 8e position.
La descente sur Susch est rapide, comme en état d'apesanteur entre deux couches de nuages je me laisse glisser vers le fond de vallée humide et frais. Cette nouvelle journée qui débute promet d'être belle. Entre Susch et Zernez nous suivons la vallée de l'Inn durant 6km, je mets à profit cet instant de répit en léger faux plat montant pour me détendre.

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L'Ofenpass et ses 2149m est un col à rebondissement, ce genre de col dont le profil n'a rien d'effrayant mais qui vous réserve tout un tas de surprises allant de la descente en pleine ascension, au faux sommet, en passant par le raidar assassin .Avec 21km et 800m de dénivelée, l'Ofen débute dès la sortie de Zernez par un belle rampe qui pourrait décourager, heureusement les choses se calment jusqu'au carrefour pour Livigno. Une descente de 4km vient casser le rythme que l'on a eu du mal à mettre en place, puis une succession de replats et de rampes conduisent progressivement au sommet. Ce col est facile mais il a le don d'énerver, les multiples ruptures de pente font mal, elles brisent la science du train que l'on essaie de mettre en place. Avec l'enchaînement Umbrail/Stelvio qui se profile à l'horizon je reste sur la réserve, je garde précieusement les dernières cartouches qu'il me reste. Au sommet, c'est le statu quo sur les positions de la course, Franz Preihs est toujours pointé 5mn devant moi, est-ce que l'Umbrail va changer ces positions ?
    

Un peu plus près des étoiles.

La descente sur Santa Maria ne présente aucune difficulté. Elle conduit les concurrents vers le dernier morceau de bravoure de la RATA: nous sommes à l'altitude 1397m et l'esprit malsain qui a tracé ce parcours a décidé de nous faire franchir l'Umbrailpass à 2505m, suivi du Stelvio à 2757m, histoire d'enfoncer le clou. Le statut de finisher de la RATA se mérite, cet obstacle absolument dantesque est capable de faire plier les organismes les plus affaiblis. 16km d'ascension au total pour 1360m de dénivelée, on ne cherche même plus à calculer la pente moyenne, une seule certitude demeure: il va falloir écraser les pédales pour arriver là haut.

Le ton est rapidement donné à la sortie de Santa Maria avec un belle rampe à 14%, j'ai bien géré mes forces, je m’offre un glorieux 11km/h sur mon 32/23. Ce début en fanfare est douloureux, mais il présente le double avantage de remettre immédiatement l'organisme à plein régime et de d'entamer l'Umbrail avec un bon capital confiance. 

Il est évident qu’un tel obstacle va bousculer les positions établies, j’en suis persuadé. Après à peine 500m094608_1_ d'ascension, je rattrape enfin Franz Preihs, il a l'air complètement déboussolé au bord de la route en train de soulager un besoin naturel. La vision de mon retour à l'air de l'assommer un peu plus, vite il faut ranger le matos et remonter sur le vélo. C'est cruel de dépasser un concurrent après 20h d'efforts, malgré cela son assistance dans un parfait esprit sportif m'adresse quelques encouragements. Je suis en pleine euphorie, bourré d'endorphines j'ai oublié mes douleurs, à 12km/h ma vitesse pourrait faire sourire le premier coureur venu  mais j'ai l'impression de pulvériser l'Umbrail. La première partie du col se caractérise par une succession de lacets en sous bois, je me sens bien dans ces enchaînements de virages et  m'autorise des petites relances, je frime en prenant l'intérieur du virage, sensation de force au ralenti sur le triple plateau. Un coup d'œil derrière pour me rendre compte que j'ai creusé l'écart sur Franz Preihs, il ne reviendra pas. J'en profite pour  ôter ma grosse veste d'hiver qui m'a été si utile durant la nuit orageuse,  plaisir de retrouver une sensation de légèreté. Depuis ma chute d'hier en fin de journée, la RATA s'était transformée en combat personnel, une lutte intérieure intense à l’issue incertaine. J'en avais oublié que la RATA était aussi une course, ma position n'avait plus aucune importance, ce matin je me reprends au jeu. Le malheur des uns fait le bonheur des autres, à ma grande surprise nous croisons en sens inverse le véhicule du N°14 , la fenêtre s'ouvre et je reconnais le grand Marko Baloh, il a abandonné dans cette terrible ascension de l'Umbrail, malgré la déception qui doit être évidente il n'hésite pas à m'encourager. Je me découvre des ressources insoupçonnées dans ce col, les 3km non goudronnés ne sont qu'une formalité à remplir, me voilà rapidement au petit pont qui marque le début du secteur final: 4km avec des pentes à 10% dans un cadre majestueux, mélange subtil entre les alpages d'altitude et les minéraux de la haute montagne. J'accuse le coup dans cette dernière portion, victime de ma débauche d'énergie, la fatigue se fait sentir brutalement, peu importe, à ce stade plus rien ne pourra me décourager. Chaque lacet constitue un objectif à atteindre pour me rapprocher du sommet.

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Altitude 2505m, les vestiges d'un poste de frontière marque le sommet de l'Umbrail, une courte descente de 200m permet de rejoindre la route du Stelvio. Encore 3km à gravir et 250m de dénivelée, c'est rien du tout, il faut serrer les dents, oublier le mal aux jambes, 3km pour atteindre les étoiles, à 10km/h cela représente 18 minutes, une fraction temporelle à l'échelle de la RATA. A ce stade je me hisse plutôt que je grimpe, quelques cyclos me dépassent comme des avions, imperturbable je fixe droit devant la chalet du Stelvio.

10h56, 2757m, le Stelvio est vaincu, bref instant de répit au milieu de l'agitation touristique du sommet, des gens regardent intrigués un cycliste à la démarche chancelante, au visage marqué, qui s'applique à manger son gâteau de semoule.

Les 48 lacets pour redescendre sur Prad ont de quoi effrayer, je les négocie prudemment vu mon état de fraîcheur, le comportement sain du vélo me pousse néanmoins à quelques pointes de vitesse. Cette descente est comme une marche triomphale, on se repasse le film des 24 dernières heures, toutes les épreuves qu'il a fallu franchir pour revenir sur cette route spectaculaire, je plane.
   

Back to home.

114504_1_Prad, Pratto Allo Stèlvio pour les Italiens, il nous reste 35km à parcourir pour revoir Nauders. 5km de transition relativement plats permettent de tourner les jambes jusqu'à Glurms avant d'attaquer l'ascension finale du Reschenpass. Nous allons voir les éoliennes. Il est midi, la chaleur est revenue, j'enlève jambières, sur-chaussures pour finir court vêtu. Le Reschenpass se monte au moral, 10km et 500m de dénivelée sur une route à grande circulation, environ 5 ou 6 lacets viennent rompre la monotonie. Les jambes tiraillent dans tous les sens mais le bonheur de bientôt en finir me propulse. Hier le vent soufflait du Sud pour nous ralentir, aujourd'hui, pas de bol, il a basculé au Nord pour durcir le final. Cette ultime montée fait mal, si près du but il faut encore se battre: respire, appuie sur le pédale, relance, ne faiblit pas.

"C'est quand le bonheur ?".

Il est droit devant, il commence par cette vision tant attendue des éoliennes qui  marquent la fin des portions raides du Reschenpass. Je reste silencieux, beaucoup de choses se bousculent à l'intérieur de moi: la fatigue, l'émotion, sensation d'accomplissement. Le vent du Nord est soutenu, il va falloir se faire mal jusqu'au bout. Je passe à l'énergie les derniers raidars dans la traversée de San Valentino avant de déboucher le long du lac de Résia, splendide vision du lac de montagne se mélangeant avec l'excitation de l'arrivée toute proche.

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Ces 10km longeant le lac de Résia pour atteindre la frontière autrichienne constituent un moment fort dans 114024_1_la vie d'un cycliste endurant. Les organisateurs de la RATA font les choses en grand pour que cet instant reste inoubliable. Un véhicule de l'organisation est venu à ma rencontre pour m'ouvrir la route jusqu'à l'arrivée. Escorté par une BMW décapotable et un Berlingot, je savoure chaque kilomètre comme quelque chose de précieux, derrière nous un bouchon sans fin se forme. Chaque cycliste que nous croisons nous témoigne un geste de sympathie, applaudissements sur les terrasses des cafés, photos en pagaille, je fais ma star! Qu'est ce qu'il a fallu en baver pour en arriver là. La frontière autrichienne marque la descente finale sur Nauders, 5km pour atteindre le but ultime, le vent du Nord m'oblige à pédaler vigoureusement pour conserver une allure digne Pour que l'arrivée soit forte je dois la ressentir physiquement. Dernier kilomètre, Nauders se profile au loin, je suis heureux de revoir cette image qui m'est devenue familière. Ultime virage à droite, l’arrivée se fait dans le bas de Nauders cette année, je suis surpris de franchir l’arche d’arrivée aussi rapidement. Il est 13h15, 25h15 se sont écoulées depuis le départ hier. 540km, 13000m de dénivelée et 13 cols plus tard, j’en termine enfin, lessivé mais tout simplement heureux d’être allé au bout de ce que je m’étais fixé. Je suis loin de mon temps établi en 2005, mes espoirs de podium se sont volatilisés sur une route glissante du côté d’Aprica, peu importe, j’ai accompli un long chemin à travers mes doutes, mes peurs et la nuit, j’ai connu l’euphorie des endorphines à plusieurs reprises. Je suis en accord avec ma conscience bien que la tentation d’abandonner fut grande l’espace d’un instant. Je suis déçu de ne pas avoir pu batailler devant, mais je suis apaisé  d’être allé au bout de cette RATA et de ne pas avoir terminé sur la triste liste des « Did Not Finished ». Si l’on m’avait dit hier soir au sommet du Mortirolo que je terminerai 6e, je signais immédiatement.

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Petite interview hésitante en anglais. Laure, Gisèle et Bertrand m’ont rejoint, ils ont également les traits tirés, cela n’a pas dû être de tout repos pour eux.

« Will you come again next year ? »

Je travaille encore sur la réponse en ce moment !

Premier de coup de fil alors que je m’effondre sur le siège du Berlingot, c’est Jean-Charles. Je suis complètement dans le brouillard, impossible de construire mes phrases, la discussion est chaotique.

Je suis marqué physiquement et psychologiquement par ce que je viens de vivre. J’ai luté 25h durant contre la loi de la gravité, maintenant il s’agit d’atterrir en douceur, évacuer ce qui s’est passé et se refaire une santé. Pour commencer je vais m’accorder une bonne dizaine de jours sans vélo…et un bon resto ce soir.

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La page de la RATA 2007 se referme, comme d’habitude sur les épreuves ultra, le scénario a été imprévisible et riche en enseignements précieux sur moi-même et sur ce que je suis capable d’endurer. Cette victoire, car finir la RATA en est une, je la dois à tous ceux qui m’on fait confiance, ceux qui m’ont soutenu durant les instants difficiles. Laure, Gisèle, Bertrand ont démontré une force de caractère impressionnante, une efficacité de tous les instants qui vous pousse à donner le maximum. Jamais je n’ai lu le moindre doute dans leur regard, même quand j’étais complètement arrêté dans le Mortirolo. Cette attitude positive est primordiale, elle vous donne la force de franchir les montagnes, de trouver encore des ressources pour aller de l’avant. La RATA 2007 est aussi la leur. L’ultra est un sport solitaire qui se vit en groupe.

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Texte : Hugues RICO.

Photo : Laure RICO, Gisèle RUSSIAS.

Assistance : Laure RICO, Gisèle RUSSIAS, Bertrand HERNOT.

Vélo : RZWO by François Kérautret.


Official Result RaceAcrossTheAlps 2007

1 Fischer Rene Ö 22,45 h
2 Strasser Christoph Ö 22,59 h
3 Nagel Samuel CH 23,16 h
4 Zeller Valentin Ö 24,15 h
5 Ratschob Thomas CH 24,32 h
6 Rico Hugues F 25,15 h
7 Preihs Franz Ö 25,35 h
8 Haase Dave USA 25,56 h
8 Höfler Ilja LIE 25,56 h
10 Stindl Thomas Ö 27,47 h
11 Kinberger Mike Ö 27,53 h
12 Pollner Bernhard Ö 28,06 h
13 Meinhart Christian 28,13
14 Popp Rainer D 28,17 h
15 Nehls Michael D 28,35 h
16 Schneider Bernhard Ö 29,55 h
17 Reisdorf Sven D 30,36 h
18 Hoppen Thorsten D 31,43 h
19 Theimann Thorsten D 33,15 h

.. Agostini Giancarla (10) I 34,00 h
.. Seecamp Silke (11) D 34,00 h

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Commentaires
B
Plus je lis ces c-r plus je découvre les petits détails que j'avais loupé et qui prennent toute leur importance dans la réussite de la Rata, au point que je me demande s'il ne faudrait pas que je cesse de m'imprégner de TES sensations et ressentis. En fait sans en éxagerer le terme la Rata commence à pénétrer ma peau mais aussi à me faire peur, mais pas une peur à se dérober pour fuire, comme le vide au bord d'un précipice elle m'attire...de plus en plus. T'es un sacré bonhomme Rataman, comment je vais bien pouvoir réussir à voir les éoliennes de Nauders quand toi tu te plains à rouler à 8 ou9kmh alors que ces chiffres deveinnent pour moi le top lorsque je pense grimper comme un IZARD...
A
Magnifique récit, tu prends tellement le vélo par<br /> le bon bout que tu vas encore connaitre des décharges d'endomorphines . Amicalement.
L
Bravo pour cet authentique exploit. Merci de partager ton expérience avec le grand public. Avec ton vécu,tu pourrais aisément écrire un livre. Côté français, s'il n'y avait pas la quantité, la qualité était bien présente. J'apprécie la sincérité de tes récits : très réalistes, toujours empreints d'une belle humilité, et nous dénués d'humour.<br /> Sympa également ton côté écolo (les éoliennes...) : il faut dire que tu en connais un "rayon" en matière de de développement durable (32/23) et d'énergie renouvelable (semoule) !<br /> Continues à nous épater avec tes aventures épiques.<br /> Laurent (le frère de Sébastien)
P
Salut Hugues <br /> <br /> Je savais le recit en lignes depuis quelques jours mais volontairement je n'etais pas venu le zapper entre deux e.mails pros ou le soir à la bourre entre la douche et le lit , je voulais prendre le temps de bien le lire au calme car je savais par Manu que tu avais tapé dans "l'ultra récit" ...je ne regrette pas mon attente !! Tu as en effet un don d'ecriture certain pour faire partager tes emotions cyclopediques ...Même si aprés avoir lu des trucs comme ca on se sent tout ridicule d'avoir les jetons avant d'affronter une "étape du tour avec 4500 de D+ !! :) <br /> Bravo à toi pour ta saison et tes récits !!
J
Merci
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