Le Glockner Man 2008: voyage vers l'inconnu.
Jeudi 5 juin 2008, Graz (Autriche, province de Styrie), 7h15, une symphonie électronique de réveils extirpe d'un sommeil profond la bande d'inconscients qui s'apprête à prendre le départ du Glockner Man. Ce n'est pas l'appréhension de l'effort à produire prochainement qui me préoccupe le plus à cet instant, mais les litres de flotte que le ciel nous vide sur la tête depuis la nuit dernière. J'aime le bruit de la pluie qui bat sur la toiture, je l'apprécie beaucoup moins quand d'ici quelques heures je vais participer à ma première épreuve d'une telle envergure.1 013 km et 15 700 m de dénivelée sont au programme, durée estimée à 40 heures si les conditions météos sont bonnes. Je n'ai encore jamais dépassé 25 heures de vélo non-stop, ni passé une seconde nuit sur le vélo, ce voyage vers l'inconnu m'excite, cependant il m'inquiète s'il doit s'effectuer avec des palmes et un tuba! Le problème est posé, il pleut comme vache qui pisse et à 12h je dois m'élancer dans un périple de dingue pour franchir pour la première fois la barre des 1 000 km non-stop avec deux passages à 2500 m d'altitude.
Une équipe de choc.
Je ne suis pas seul dans cette aventure, Dominique Briand a désiré également participer à cette première campagne française sur le Glockner Man, accompagné par une équipe de choc:
- Alain, déjà présent sur la RAAM du crazy gone, l'homme au GPS dégainant l'APN (appareil photo numérique) aussi rapidement que son débit de parole.
- Bernard, le roi du calembour, infatigable et insensible au sommeil, qui nous aura poursuivit avec son gâteau autrichien jusqu'à l'aire de repos de St Jean de Maurienne au retour.
- Jean Claude, imperturbable, une patience inébranlable, peu coûteux, un morceau de pain suffit à le nourrir par tranche de 24h.
De mon côté, je peux compter encore une fois sur une équipe fidèle en qui j'ai entièrement confiance:
- Laure qui aura failli manquer de yaourts et de pain durant le séjour, mais une gestion habile du ravitaillement à la supérette du coin lui aura évité cette déconvenue.
- Gisèle, efficace et organisée en toute circonstance, dont l'accent gapençais prendra bientôt une tonalité marseillaise.
- Bertrand le baroudeur, grand connaisseur du massif alpin que ce soit les skis aux pieds, le piolet à la main ou sur deux roues. Il n'a pas hésité bien longtemps lorsque je lui ai proposé un plan assistance de 40h.
Docteur In Goo Lee.
Le séjour a débuté de manière étrange avec l’accueil déstabilisant du Dr. In Goo Lee, étudiant coréen exilé à Graz pour une thèse de théologie. Habitués au grand confort lors de nos derniers périples autrichiens, cette demeure en cours de rénovation tenant plus du squatt que de la villa cossue nous a scotché sur place. Nos quartiers ressemblent à un invraisemblable bric à braque rafistolé avec quelques morceaux de scotch. Je ne suis pas bricoleur, j'ai trouvé encore pire que moi!
La cuisine est équipée du strict minimum, quelques couverts qui se battent en duel, pas de casserole pour les kilos de pâtes à ingurgiter. Après plus de 1 000 km de voyage, les esprits sont fatigués, la tension monte d'un cran devant ce capharnaüm compte tenu de la somme assez conséquente déjà payée, le dialogue est difficile voir impossible avec notre coréen qui baragouine l'allemand et l'anglais. Nous frôlons l'incident diplomatique avec le Dr. Lee lorsque Laure commence à sortir l'artillerie lourde avec le dictionnaire :" Arnaque, police…!" A bout de force nous lâchons l'affaire, besoin de dormir, il doit y avoir un immense malentendu dans cette affaire.
Nous allons trouver un début d'explication le lendemain avec le retour du docteur en théologie coréen accompagné de son mentor, Ingrid, grande bourgeoise et mémoire vivante de l'histoire religieuse de Graz. Elle nous explique gentiment en français qu'elle a recueilli Dr. Lee le temps de sa thèse, lui apportant ses lumières en matière de théologie pour la correction de celle-ci, lui cédant une dépendance de sa demeure pour qu'il en face ce qu'il souhaite. Il semble donc que pour arrondir ses fins de mois d'étudiant, Dr. Lee sous-loue une partie de ses appartements à d'autres étudiants ou à des apprentis ultras français tombés là par hasard. Le monde de l'ultra et de la théologie se sont croisés le temps de quelques jours dans la banlieue sud de Graz. Nos préoccupations actuelles ne sont pas très spirituelles: comment faire cuire un cake et du flan sans four, comment faire des pâtes sans casseroles, comment manger à huit avec trois couteaux, deux fourchettes et quatre chaises. Heureusement, Ingrid comprend la situation et nous dépanne de quelques ustensiles. Grâce à la bonne humeur de l'équipe tout rentre dans l'ordre. Nous nous accommodons des lieux malgré nos exigences de grand confort caractéristique des français en voyage. Le séjour est ponctué de bonnes rigolades, et Dr. Lee apprend à se faire plus discret.
Hautplatz in Graz.
Place centrale de Graz, il est 10 heures, j’attends un peu crispé mon tour pour la présentation des coureurs. Laure m’abrite tant bien que mal avec le parapluie offert par l’organisation, la pluie n’a toujours rien perdu de son intensité depuis ce matin. Comme d’habitude je manque d’aisance pour répondre aux questions du speaker en anglais. Il me demande comment je me sens avant de m’élancer pour 1 000 km et 15 000 m de dénivelée avec cette météo. Ma réponse est décousue :
« Euh, bien je me suis beaucoup entraîné cet hiver, j’ai déjà fait la RATA, et puis la météo peut vite évoluer en Autriche ! »
Il me souhaite bonne chance et de finir avec le soleil, ils annoncent des éclaircies pour samedi. En m’invitant à signer la liste de départ, son regard semble me dire :
« Tu vas déguster mon petit ! »
Après cette brève interview, nous réintégrons le C8 pour rester au sec et faire le choix délicat de la tenue vestimentaire. A 10h50 pétante nous partirons pour un prologue de 14 km dans les rues de Graz et rejoindre la base de loisir de Schwarzl See où sera donné le départ réel à 12 h. Nous avons à faire à une organisation chaleureuse et professionnelle. Le briefing de la veille et le retrait des dossards avaient déjà donné le ton. En plus d’un road book extrêmement détaillé et illustré de photos, Garmin, l’un des partenaires de l’épreuve, prête aux concurrents qui le désirent un GPS avec la totalité du parcours programmé. Quel soulagement lorsque l’on évolue en terrain totalement inconnu. J’ai passé des heures à bosser le road book ces derniers jours et voilà qu’on nous file un GPS, c’est comique, mais ce travail de mémorisation des lieux me rendra sûrement service à un moment ou à un autre.
Trois départs pour le prix d’un.
10h50 nous nous élançons enfin sous le déluge, j’ai finalement opté pour le gros Gore Tex, les jambières, les guêtres sur chaussure, du film plastique pour étanchéifier les chaussures, et mon bon vieux garde boue. Surtout ne pas commencer par prendre froid durant ces quelques kilomètres effectués à faible allure. Le grand chef du Glockner Man nous fait l’honneur de nous accompagner sur son vélo durant ces quelques kilomètres humides, comme un geste d’encouragement pour ce que nous allons endurer. 11h20, nous retrouvons nos assistances au départ réel, il nous reste encore 40 mn pour faire quelques ajustements vestimentaires, manger un morceau, se souhaiter bonne chance, et le traditionnel dernier bisou.
12 h, le grand bal est lancé pour une petite trentaine d’ultras de tous horizons pour un périple dont l’issue est incertaine. Les 21 premiers kilomètres s’effectuent sur un terrain sans difficultés en zone encore semi urbaine. Afin d’éviter les incidents, les voitures suiveuses ne sont pas autorisées à nous suivre sur cette portion, elles sont invitées à nous rejoindre au km 21 au pied des premières difficultés afin d’éviter les bouchons et les risques d’accident. Nous entrons progressivement en immersion dans cette épreuve au long cours, toujours sous une pluie battante. Les principaux favoris se sont déjà portés aux avant postes durant le neutralisé, Daniel Wyss, Valentin Zeller, Christoph Strasser, Tomas Ratschob pour ceux que je parviens à identifier, je reste en retrait. Le Road Burner me renvoie une curieuse sensation de flottement, ce n’est pas normal, je pense à la crevaison. Un coup d’œil à l’arrière me confirme que mon boyau est en train de perdre de la pression, c’est une crevaison lente. Je serre les fesses pour les quelques kilomètres qu’il reste jusqu’au point de rencontre avec les assistances, il faut que cela tienne, je n’ai aucune envie de faire une réparation sous la pluie et de finir le neutralisé à bloc pour rattraper le peloton ! La crevaison est suffisamment lente pour me permettre d’atteindre le kilomètre 21 avec un soupçon de pression dans le boyaux, un peu paniqué je crie en arrivant au C8 :
« Vite, crevaison de la roue arrière ! »
« Ne t’affole pas tout le monde s’arrête ! »
Deux minutes pour un dernier besoin naturel, je troque le Gore Tex contre un K-way plus léger, l’effort va maintenant être plus intense. Je prends place dans les premières positions du peloton pour ce troisième départ du Glockner Man. Nous y sommes réellement maintenant !
A fond les manettes.
Le départ réel débute par un bon raidar de 1 km avec des portions dépassant les 10%. Valentin Zeller a des fourmis dans les jambes et met tout le monde dans le rouge au bout de 300m, quelle bonne idée ! Rien de tel pour débuter 40h de vélo ! Mais qui est le plus fou : le fou qui roule à bloc, ou le fou qui tente de suivre ? Je tente de suivre : inconscience ou réflexe de cyclosportif accrocheur ? Les cuisses brûlent alors que je devrais monter progressivement en pression, c’est du grand n’importe quoi. St Nikolai, 3 km ont été parcourus depuis le départ réel, et nous ne sommes plus que 7 ou 8, je ne vois plus Dominique. Nous négocions prudemment une courte descente et la prochaine difficulté se profile déjà: la montée de Kitzeck. Il s’agit d’une bosse stupide de 4 km environ irrégulière au possible avec des portions à 13%. Mon système cardio-vasculaire s’affole, je suis dans le rouge. Wyss, Zeller et Dorfmeister se relaient pour imprimer un train soutenu et faire dégager les plus faibles dont je fais partie. La raison me rattrape et je laisse filer le wagon la mort dans l’âme, je réalise que Strasser a fait également les frais de ce départ canon. La descente de Kitzeck est impressionnante, une ligne droite étroite ponctuée de quelques courbes avec une pente très forte. Il faut lâcher les freins sur cette route ruisselante à près de 70km/h et surtout ne pas commettre de faute de pilotage. Je retrouve le plat avec soulagement. Un concurrent Tchèque m’a rattrapé, Josef Trchalik, ces relais sont puissants. J’accuse un peu le coup du départ, et je dois temporiser avant de pouvoir collaborer. Nous avons les voitures de la tête de course en point de mire, le dilemme est le suivant : se mettre à bloc maintenant pour rentrer mais risquer d’exploser définitivement dans le prochain col ou bien gérer son effort sans se soucier de quoi que ce soit. Le C8 monte à ma hauteur et Bertrand me conseille :
« Ne te mets pas à la planche maintenant, prend tes relais tranquillement, gère ton effort, ça peut rentrer s’ils se relèvent devant. »
La pluie est devenue torrentielle, moi qui appréhendais ce scénario pour ma première expérience sur la longue durée je suis servi ! Les 20 km suivant nous conduisent à Ebiswald par une route légèrement vallonnée, nous gardons les cadors en point de mire, mais impossible de revenir. Nous contournons Ebiswald par une série de rond point, il faut suivre la direction Soboth, je connais bien mes directions mais un coup de klaxonne du C8 me rappelle à l’ordre. Demi-tour, me serais-je trompé ? Non, il s’agit d’une mauvaise interprétation des indications du GPS, l’électronique à ses limites ! J’ai gagné un nouveau tour de rond point, ce qui permet le retour d’un petit groupe dans lequel se trouve Dominique et le tenant du titre, Christoph Strasser. Il est temps d’aborder le premier véritable col de la journée : Soboth, une petite gâterie irrégulière de 25 km et 1 000 m de dénivelée comportant quelques fortes rampes à 10%.
Les positions s’établissent dans Soboth.
Nous échangeons quelques mots avec Dominique, partageant notre étonnement de voir Strasser avec nous.
« Ça doit être stratégique ! »
La pente se faisant plus prononcée, toute tentative de discussion prolongée est avortée. Il faut s’appliquer à appuyer sur les pédales alors que le petit gabarit, le tchèque Patrick Bartik, imprime un rythme soutenu. J’embraye dans son sillage, progressivement nous creusons un trou sur le reste de la troupe. Laure m’encourage:
« Continue à ton rythme Hugues, tout le monde grimace derrière ! »
Je me sens bien dans les dernières rampes soutenues de Soboth, ce qui a pour effet de faire exploser le tchèque. Lancé sur un bon rythme, je reprends l’autrichien Eduard Fuch, victime du rythme infernal des cadors. En point de mire je reconnais le suisse Thomas Ratschob. J’accélère la cadence pour basculer au sommet avec lui, je sais qu’il est très bon descendeur. Les conditions météo n’ont guère évolué, nous passons le sommet de Soboth à 1 300 m d’altitude englués dans les nuages bas et sous une pluie froide. Ratschob prend en main la descente, je reste au contact en gardant une marge de sécurité. Nous dévalons à plus de 60km/h sur une route glissante où les lacets et les fortes rampes s’enchaînent sans répit. A cet instant je n’ai même pas le présence d’esprit de réaliser qu’il faudra remonter ce que nous dévalons avec 900km dans les jambes. Et ce n’est pas plus mal, l’une des clés de la réussite dans ce genre d’épreuve repose sur la gestion de l’instant présent et non sur la cogitation des difficultés à venir.
Du Hard Rock dans Schaidasattel !
C’est une sensation de soulagement qui m’envahit lorsque que nous atteignons Lavamund, cette première descente piégeuse a été bien négociée, sans commettre de faute, c’est bon pour le capital confiance. Les 40 prochains kilomètres que nous allons négocier sont légèrement vallonnés, je suis content de les aborder avec un client comme Ratschob. 2e du Tour Ultime 2006, son expérience est un atout appréciable. Les relais s’effectuent sereinement alors que les véhicules remontent à notre hauteur à tour de rôle pour nous ravitailler.
Vers Bleiburg, l’autrichien Eduard Fuch a fait la jonction avec notre duo. Nous nous réjouissons de disposer ainsi d’un troisième compagnon de route. Les relais reviendront moins fréquemment. Sous une pluie qui ne se lasse pas de nous lessiver, nous progressons régulièrement jusqu’à Eisenkappel. Une stratégie d’entraide se met en place, l’option retenue étant de rester ensemble jusqu’à Winklern au km 314. Au-delà, les difficultés sont telles qu’il est encore impossible de prévoir un hypothétique scénario. Pour l’instant nous devons gravir le col de Schaidasattel qui, après interrogation de Thomas Ratschob, est apparemment très pentu.
Je dois absolument uriner, thomas en profite pour un arrêt mécanique, Fuch continue, mais nous avons prévu de nous attendre au sommet. Cette ascension s’effectue dans un décor de bout du monde, d’abord une gorge profonde, puis une petite route forestière qui se fraie un passage au milieu de nul part. Nous montons côte à côte Thomas et moi jusqu’à un panneau fatidique annonçant 4km à 12%. L’effort se fait plus brutal alors que le regard scrute au loin un éventuel replat. L’équipe Ratschob maîtrise bien son sujet, ils ont monté une sono sur le toit de leur véhicule particulièrement efficace. Le moins que l’on puisse dire c’est que ça crache ! Nous gravissons Schaidasattel sur le rythme d’une bande son hard rock particulièrement décapante. Je vous livre un extrait des paroles qui m’ont particulièrement marquées : « I want to f**k that stupid dog in the ass ! », les ultras ne sont pas toujours des poètes ! Impossible de rester sérieux sur cette chanson.
Bien content d’atteindre le sommet de ce col, nous marquons une pause. Fuch nous attend, il a respecté le marché. Il s’agit du premier point de contrôle au km 152, les temps de passage sont transmis par téléphone au PC de la course pour le suivi sur le net. La couleur du ciel nous indique que nous allons encore déguster, nous ressortons les gore tex pour négocier la descente particulièrement acrobatique.
Sous le déluge.
Les lignes du road book défilent au rythme des montées et descentes s’enchaînant sans répit. Zell Pfarre, Ferlach, Feistritz, St Jakob, Finkenstein, toutes ces localités étaient encore imaginaires il y a quelques jours lorsque je décryptais la carte, elles sont désormais une réalité humide. Comme si cela ne suffisait pas, la pluie se fait brutalement plus intense, la route devenant une vaste étendue d’eau bouillonnante. Nous bouffons de la flotte par au dessus, par en dessous :
« Arrêtez, c’est bon on a compris ! »
Dans ces conditions j’apprécie tout particulièrement la programmation musicale que nous propose Thomas Ratschob. Nous passons de Paul Simon « You can call me Al », au Boss Bruce Spingsteen «Born in the USA », à Dire Straits « Sultans of Swing ».
Deuxième point de contrôle à Villach au km 222, nous progressons toujours régulièrement et bien groupés. La pluie perd de son intensité, le moral remonte. L’itinéraire est maintenant rectiligne jusqu’à Spittal dans une large vallée en faux plat montant où une légère brise favorable nous aide à avancer.
Sur la route de Winklern.
J’ai dû rater une information car nous marquons une pause à Spittal, Ratschob change de roue arrière, Fuch se ravitaille, je suis surpris de cet arrêt mais j’en profite également pour recharger l’organisme en calories et faire le point avec Laure, Gisèle et Bertrand. Nous repartons groupés en directions de Winklern, lorsque soudainement nous sommes dépassés par une fusée. Je fais l’effort pour revenir dans sa roue, et je réalise rapidement suite à quelques mots échangés que notre bolide effectue le Glockner Man en team. Nous lui prenons quelques relais, mais cela ne va pas assez vite à son goût, il se repositionne devant et imprime un train que nous sommes bien heureux de suivre. Nous effectuons les 60km de vallée en faux plat montant jusqu’à Winklern en ratonnant, c’est toujours ça de gagné !
Le temps est long sur ces portions rectilignes abrités dans la roue de notre derny, la nuit tombe sans que nous y prêtions attention. Cette première nuit du Glockner Man constitue une étape importante. Nous atteignons le Check Point 3 de Winklern à 22h46. J’ai encore dû louper un épisode car je m’attendais à ce que nous marquions une brève pause mais le rythme s’accélère. Il avait été dit lors du briefing qu’à ce point de contrôle les assistances devaient signer et que le cycliste pouvait continuer sa route. Tant pis pour le bol de semoule que j’avais demandé à Laure, à la place j’ai droit à un sacré mal aux jambes dans la montée du col d’Iselsberg (1204m).
Winklern, 1er passage.
Le rythme imprimé par le concurrent en team est trop soutenu pour mon état de forme actuel. Ratschob s’accroche, sa cadence de pédalage est impressionnante et fluide, j’admire impuissant pour l’instant les lumières clignotantes qui s’éloignent. Fuch accuse le coup également, nous unissons nos forces pour limiter les dégâts avant la bascule. La descente sur Lienz s’effectue à tombeau ouvert sur une route trempée par une petit bruine dans l’obscurité et le brouillard. C’est dans ces instants que je réalise que ce que nous effectuons lors de ces épreuves frise parfois le délire. Lienz, petite ville de montagne, se trouve plongée dans un sommeil profond lors de notre passage. Le cap est mis maintenant vers le tunnel du Felbertauern à 1 600 m. 1000 m de dénivelée sont à gravir sur une pente d’abord insignifiante, puis sans que l’on s’en rende compte, la déclivité se fait plus prononcée. Ces 40 km sont interminables, il faut tronçonner en objectifs secondaires pour ne pas se décourager. Le cycliste progresse au rythme du dérailleur qui cherche désespérément un pignon au diamètre plus généreux. Je me suis refait une santé dans les pentes du Felbertauern et cela paie rapidement. J’aperçois les lumières de Ratschob, cela me motive et j’en remets une couche, Fuch s’accroche. La jonction est faite dans le nuit noire, échange de sourires :
« Je n’ai pas pu suivre le team» m’explique Thomas.
Le trio est reformé pour terminer cette ascension alors que pour la première fois nous trouvons des portions de route sèche.
5 km en voiture.
La traversée du tunnel est interdite aux vélos, nous sommes donc obligés de monter dans les véhicules pour franchir les 5 km du Felbertauern. Quel luxe à cet instant de s’asseoir au chaud à l’arrière du C8, les 7 ou 8 mn que dure la traversée sont trop courtes. Je me laisse faire par mon assistance qui a tout pris en main. Le vélo est chargé, Laure me masse avec du baume St Bernard tandis que j’engloutis un gâteau de riz réparateur. Je ferme les yeux pour deux ou trois minutes de calme…le temps se fige…et c’est déjà la sortie du tunnel. Ressortir de la voiture s’apparente à une petite torture : pourquoi quitter le confort douillet du C8 alors que dehors ça caille ferme ? Ne surtout pas se poser ce genre de questions à ce stade !
Je devance légèrement Ratschob et Fuch pour repartir, je me sens agressé par le froid assez vif à cette altitude et je veux remettre en route la machine tranquillement. Compte tenu des talents de descendeur de Thomas, leur retour ne se fait pas attendre longtemps. La pluie refait son apparition, mais nous ne prêtons même plus attention à ce petit crachin transperçant. La descente rapide nous propulse rapidement dans la vallée reliant Mittersill à Bruck. Plongé dans l’obscurité, le mouvement perpétuel des relais reprend son cours égayé par les lumières clignotantes de nos éclairages.
Sur la planète Hochtor.
« A long time ago came a man on a track
walking thirty miles with a pack on his back
and he put down his load where he thought it was the best… »
Les envolées lyriques de « Telegraph Road », portées à bout de guitare par le vibrato magique de Mark Knopfler, résonnent via la sono de Thomas Ratschob à 2505m d’altitude, nous sommes le vendredi 6 juin, il est 5h38. La température extérieure est de 4°.
« Aaah, Dire Straits, toute ma jeunesse ! Mais pourquoi je ne les écoute plus depuis tant d’années ?» Faire le Glockner Man permet de revenir à l’essentiel !
La première ascension du Hochtor est derrière nous, je suis soulagé. Le profil était impressionnant sur le papier avec 21,4 km d’ascension à 8,3 % de moyenne, dont une portion redoutable de 10 km à plus de 10 % de moyenne. La réalité ne m’a pas déçu, le Hochtor peut renvoyer pas mal d’ascensions mythiques françaises jouer aux billes. Cette route spectaculaire permet aux touristes de franchir le massif du Grossglockner, point culminant de l’Autriche à 3798 m. Le cycliste doit jouer du dérailleur pour venir à bout de cette rampe redoutable largement comparable en difficulté au Mont Ventoux. Le sommet se franchit en deux temps avec tout d’abord le Fuscher Törl à 2428m, suivi d’une courte descente de 2km, puis le tunnel du Hochtor se gagne au prix d’un dernier effort de 3km perdu dans un univers de rochers et de névés. Impossible de rester insensible au spectacle offert par les derniers kilomètres du Hochtor, la montagne dans toute sa brutalité inspire le respect.
Le plus à l’aise d’entre nous, Thomas Ratschob, a rapidement pris le large dans les premières rampes. Entre Fuch et moi cela se joue au mental, en fonction des coups de moins bien de l’un ou de l’autre. La chaîne est tombée sur le 30 alors que le dérailleur arrière est en butée sur le 23, malgré cela je me retrouve souvent en danseuse. Mon compteur a rendu l’âme depuis bien longtemps à cause de la pluie et c’est tant mieux, je ne veux pas savoir à quelle vitesse je grimpe. L’effort est devenu une question de patience, virage après virage, mètres après mètres, nos esprits sont déconnectés de la réalité. Notre objectif actuel se résume à peu de chose : atteindre le sommet.
Alors que nous franchissons le seuil symbolique des 2000m d’altitude, la météo nous fait une fleur. Nous évoluons entre deux strates de nuages dont la première, que nous venons de franchir, s’étale à perte de vue telle une mer de coton. La seconde semble se morceler au dessus de nos têtes laissant apparaître furtivement le panorama montagnard. Ratschob a faibli dans le final de l’ascension, les écarts ne sont pas conséquents. Quelle joie d’atteindre ce sommet alors que Laure, Gisèle et Bertrand m’attendent de pied ferme pour me refaire une santé. Je m’engouffre au chaud à l’arrière du C8, Laure me masse, j’englouti un bol de je ne sais plus quoi, j’ai empilé des buffs sur la tête pour conserver de la chaleur. Je dois ressembler à une petite mamie en train de manger sa soupe ! Je me demande quel spectacle je dois offrir alors que seulement 453 km ont été parcourus ?
Je ressors rapidement pour ne pas me laisser tenter par le confort de la voiture, quelques plaisanteries au passage me font le plus grand bien. Ratschob m’attend et nous nous consultons pour repartir avec Fuch. Dire Straits nous accompagne pour aborder la descente du Hochtor, froide, rapide et agrémentée de quelques nappes de brouillard.
Winklern, 2e passage.
Il est 6h38 lorsque nous pointons pour la seconde fois à Winklern. A ce stade un esprit sain se serait contenté de revenir sur Graz et pourtant les concurrents qui désirent être classés sur le Glockner Man Ultra doivent effectuer une seconde fois la boucle du Grossglockner via Felbertauern et le Hochtor, soit 179 km et 3 731 m de dénivelée en rab. Comment ne pas être admiratif devant la décision de Dominique d’effectuer cette deuxième boucle alors que son âge lui permettait d’être classé sur le Glockner Man Classic (une seule boucle du Grossglockner), faisant une croix par la même occasion sur la prime accordée pour la victoire dans sa catégorie.
«Complètement maboul ces français ! » ont dû se dire les autrichiens.
Le crazy gone m’étonnera toujours. Folie ou inconscience, je ne sais plus réellement de quel côté mon cœur balance lorsque je m’élance pour une seconde fois dans le col d’Iselsberg. Nous montons tranquillement Ratschob et moi côte à côte pour permettre le retour de Fuch qui s’est arrêté de manière prolongée pour un besoin naturel. Nous tentons une amorce de discussion basique rythmée par notre respiration en recherche d’oxygène, agrémentée de quelques grognements et autres pets ou rots. Les ultras ne sont pas toujours des poètes !
A lienz, Laure m’annonce que le petit déjeuné est servi, j’ai craqué pour quelques gourmandises locales achetées par mes anges gardiens dans une boulangerie. Oublions la diététique, les deux énormes viennoiseries tendues par la fenêtre du C8 ne vont pas faire long feu. Quand ça fait du bien à la tête, ça fait du bien au reste. Même en plein jour, le Felbertauern est toujours aussi long, il est devenu indispensable de débrancher les neurones pour négocier les 40 km de montée. Une seule chose me motive : les quelques minutes de pause que l’on va s’accorder dans la voiture pour traverser le tunnel.
La fatigue est devenue intense, mais nous atteignons le Felbertauern dans un temps à peu près similaire au premier passage. Je suis le plus lent à repartir après la sortie du tunnel.
«Allez, tes copains t’attendent ! » me dit Laure.
Après une brève réapparition de la pluie dans la descente, la jonction entre Mittersill et Bruck s’effectue avec un bon vent défavorable. Sans prévenir, quelque chose s’est déréglé au fond de moi-même. Le coup de pédale a perdu le peu d’efficacité que je parvenais à conserver tandis qu’une profonde lassitude se fait ressentir. Je suis dans le creux de la vague, lorsque je ferme les yeux tout se brouille, il va falloir que je prenne une décision à l’approche du deuxième Hochtor.
10 minutes de sommeil.
Alors que Ratschob et Fuch s’arrêtent pour une nouvelle pause vidange, je fais signe au C8 de s’arrêter sur un petit parking. Laure, Gisèle et Bertrand on l’air inquiets de ma décision, ils doivent se demander ce qui me passe par la tête.
« Il faut que je ferme les yeux, rien ne va plus, je n’arrive même plus à les relayer ! »
« Mange, ça va revenir ! »
« Non, j’ai besoin de fermer les yeux, de faire un break, j’en peux plus ! »
Après 24h de vélo, je m’affale à l’arrière du C8. Laure, Gisèle et Bertrand sortent du véhicule, je tire une couverture et ferme les yeux.
« Réveillez-moi dans 10 minutes. »
Mon esprit déconnecte instantanément, la réalité du Glockner Man s’évapore le temps de quelques rêves vaporeux à mille lieux des routes autrichiennes. Une vraie bouffée d’oxygène pour le corps et l’esprit, bercé par le bruit de la pluie qui dégringole de nouveau sur le toit de la voiture. Le corps humain est étonnant, lorsque le besoin se fait sentir il est capable de se régénérer en peu de temps. J’ignorais posséder cette faculté du micro sommeil réparateur. Laure vient me sortir de mon isolement :
« Ça fait 10 minutes ! »
Impossible de dire si ces 10 minutes ont duré une éternité où un clin d’œil, mais elles m’ont fait un bien fou. Ce choix m’oblige à continuer seul, je ne sais pas si j’aurai les capacités de revenir sur Fuch et Ratschob. Peu importe, j’enfourche le Road Burner sans oublier de me ravitailler copieusement, la route est encore longue.
Hochtor Bis.
C’est reparti pour 21,4 km d’ascension à 8,3 % de moyenne sous une petite pluie fine, j’ai connu mieux en guise de réveil. Le coup de pédale a retrouvé un soupçon d’efficacité. Bertrand m’annonce que je grimpe aussi vite (aussi lentement ?) qu’au premier passage. C’est bon pour le moral. J’aborde les rampes à plus de 10% sur un bon train, mais je ressens une sensation curieuse, comme si les cuisses avaient doublé de volume, impossible de tourner les jambes.
« Tu sais qu’il te reste le petit plateau ? » me dit Laure.
Zut, un coup d’œil sur le pédalier et je réalise que je suis en train de forcer comme un bœuf sur le 39 depuis le début de l’ascension. Je rigole !
« Je dois être sacrément frais pour ne plus me rendre compte sur quel braquet je suis ! »
« Alors comme ça tu te paies le luxe de faire de la musculation en plein Glockner Man ! »
Patiemment les lacets et les mètres de dénivelée défilent au rythme de Manu Chao et New Order. J’ai retrouvé mon 30/23 qui permet de grimper quoi qu’il arrive. Sans m’en rendre compte, le tunnel du Hochtor s’est laissé vaincre une seconde fois tout en douceur. Un vent vigoureux s’est levé et refroidit sensiblement l’atmosphère. Laure me propose un changement complet de tenue au sommet, ce que j’accepte volontiers. Le luxe d’enfiler un cuissard et un maillot sec n’a pas de prix. Dans la descente sur Winklern effectuée prudemment, j’ai terriblement mal aux jambes dès qu’il faut pédaler, ça m’inquiète. Sur les parties plates je tombe le 39 pour mouliner, je rame mais cela fait circuler le sang.
Winklern, dernier passage.
27h48 à pédaler, 686 km et 11 893 m de dénivelée dans les cannes, il est 15h48 et je suis heureux d’en être à ce stade. A partir de maintenant chaque kilomètre parcouru est un nouveau record personnel. Cependant je réalise que pour rallier l’arrivée il me reste l’équivalent d’une wysam en plus dur, c'est-à-dire 327 km et 3 850 m de dénivelée agrémentés de quelques cols dont les pentes annoncées sont effrayantes. Je ressens un mal aux fesses inhabituel, j’ai été irrité par les frottements des jambières sous la pluie, je décide de changer à nouveau de cuissard pour un Assos, il n’y a que ça de vrai pour les fesses des cyclistes !
L’itinéraire est identique à celui de l’aller jusqu’à Spittal, il s’agit d’une longue portion de vallée avec un fort vent défavorable. Hier nous étions bien à l’abri derrière le concurrent en team, aujourd’hui je suis seul et pas très fringant. La pluie tombe par intermittence, mais la couleur du ciel au loin permet d’espérer des instants plus agréables. Ma vitesse de progression est désespérément lente face au vent, le moral est en chute libre, je broie du noir et cherche n’importe quel prétexte pour râler. Bertrand use de stratagèmes pour détourner mon attention. Laure m’encourage généreusement me transmettant les divers encouragements parvenus par le biais des SMS. Perdu dans mes pensées je réalise que je ne suis pas seul sur mon vélo, apparemment JdlC a repris du service et l’affaire est suivie de près sur vélo101. Mieux que toutes les topettes du marché power-truc et max-machin, JdlC vous redynamise un ultra scotché en un temps record. Les kilomètres qu’il me reste avant de rejoindre Spittal n’ont qu’à bien se tenir, plus rien ne m’arrêtera. En guise d’ultimes encouragements, les nuages se déchirent laissant apparaître un soupçon de ciel bleu, pour la première fois depuis bien longtemps la route est enfin sèche.
« Il veut te parler. » me dit Laure en me tendant son téléphone portable.
« Qui ça ? »
« Jean-Charles. »
« Mais je suis détruit, je ne sais absolument pas quoi dire ! »
« Ne t’inquiète pas, tu n’auras rien à dire ! »
J’attrape le portable, et effectivement je n’ai rien eu à dire. Jean-Charles possède cette faculté rare de trouver les mots simples qu’un esprit embrumé par trop d’heures de selle est à même de comprendre.
« Je sais dans quel état tu es… » Je ne me rappelle plus de la suite, mais cela m’a fait du bien.
A proximité de Spittal, le GPS s’offre quelques fantaisies en voulant absolument nous faire prendre l’autoroute. Quelques instants d’hésitation que je mets à profit pour me dévêtir, je troque les jambières contre les genouillères, la grosse veste contre un petit coupe vent sans manche. La suite est paraît-il redoutable.
24% dans le Windische Höhe.
Cette fin d’après-midi est douce, vent faible, un temps idéal pour faire du vélo.
« Tu vas avoir une belle nuit ! » La dernière fois que Bertrand m’a dit ça je me suis retrouvé sous l’orage dans la Bernina poursuivit par un chien !
Lors de mon étude du road book, la localité de Paternion avait retenu toute mon attention. En effet ce village anodin marque le début de l’ascension du Windische Höhe et il semblerait que la pente y soit particulièrement sévère. Cela démarre en douceur, puis à la sortie de Nikelsdorf nous bifurquons sur une petite route forestière où un panneau indique une pente à 24% ! C’est vrai que jusque là le Glockner Man n’était pas suffisamment sélectif. Je prends une grande respiration et mon plus petit braquet, je mobilise mes forces pour arracher ce mur. Le regard droit devant je serres les dents, ouf ça passe !
Il me semble que les 24% étaient un peu surévalués, ou alors est-ce l’effet de la vitamine C avalée sur les conseils de François ? La suite du Windische Höhe est une belle vacherie autrichienne qui se résume en une succession de lignes droites à fort pourcentage. Heureusement l’ambiance pastorale particulièrement paisible permet de supporter les rampes à près de 14% sous le regard médusé de quelques bovins. Check Point 10, il est 19h45, le moral est au beau fixe.
Le podium est jouable.
La descente sur St Stefan est extrêmement rapide et nécessite encore de la lucidité. Bertrand m’informe que j’aborde maintenant une longue portion sans difficulté. J’apprends également que Strasser a abandonné et que Dorfmeister a été disqualifié.
« Hugues, Fuch et Ratschob ne sont pas si loin que ça, et Steinberger est en train de craquer, tout est encore possible. »
J’aimerai avoir les capacités physiques pour revenir devant, mais je lutte maintenant contre des douleurs aux genoux et aux poignets. Mon corps aborde un niveau d’effort inconnu jusque là et il me le fait savoir. C’est pénible mais je détourne mon attention de la douleur. Le mental est capable de prendre le dessus en reléguant la douleur comme un message secondaire. Tant que je pédale et que j’avance, tout va bien. Je dois tout de même faire un arrêt pour demander à Laure de m’appliquer du baume chauffant.
Les localités défilent à un rythme régulier, chacune d’elle constituant un objectif à atteindre et une étape de plus me rapprochant de l’arrivée. Feistritz, Finkenstein, St Jakob, Ferlach, les kilomètres s’égrènent alors que je débute ma deuxième nuit sur le vélo. J’ai trouvé une cadence de pédalage suffisamment souple qui me permet d’avancer à une vitesse honnête sans trop souffrir, seule une nouvelle averse bien corsée interrompt ma progression pour enfiler le gore tex. Nouveau bug du GPS dans la traversée de Ferlach qui a la drôle d’idée de vouloir nous envoyer visiter une route douteuse.
« Maintenant tu abordes la montée de St Margarethen, ça va grimper en plusieurs paliers pour 300 m de dénivelée environ. » m’informe Bertrand.
Cependant les autrichiens ne savent pas faire des bosses faciles ! St Margarethen me fait frôler l’indigestion, une espèce de vacherie où se succèdent les murs sans jamais savoir quand cela va cesser. Plongé dans l’obscurité de cette deuxième nuit je monte au radar. Nous atteignons le Check Point 11 d’Abteï à 23h48, le grand compte à rebours a débuté, il reste 140 km. Laure, Gisèle et Bertrand ont l’air en pleine forme après 35h48 d’assistance.
Plein les bottes dans Soboth.
La suite du parcours est roulante, j’ai l’impression d’aller vite. Gisèle m’encourage :
« C’est bien, tu roules bien là, on est à 31/32 km/h »
« Euh, c’est tout ? » Moi qui pensais voler à 40km/h !
Nous évoluons entre deux nappes de brume dans une ambiance fantomatique. Avec cette humidité tenace les crapauds sont de sortie sur la route, je préfère éviter de me ramasser sur un batracien alors je reste vigilant. Soudainement un crapaud plus gros que les autres surgit devant ma roue avant, je l’évite de justesse, mais le « splotch » que j’entends derrière mon dos m’indique clairement que le C8 ne l’a pas épargné. C’est plus fort que moi, cet épisode de crapaud écrasé me fait rigoler.
Une déviation dans la traversée de St Stefan nous oblige à emprunter une portion de plus de 1 km non goudronnée et complètement défoncée. Toutes ces vibrations me rappellent que mon corps est fatigué mais ça passe. Un peu plus loin c’est mon boyau qui lâche, cela ne m’atteint plus, nous changeons tranquillement la roue.
La traversée de Lavamünd signifie que je vais aborder le dernier gros morceau du Glockner Man : le col de Soboth.
« Bon Hugues tu as 10km de montée à négocier… et 1000m de dénivelée ! » m’explique Bertrand.
Bigre, si j’arrive encore à compter ça fait une pente moyenne à 10%, il ne manquait plus que ça. Le ton est donné dès les premières pentes, je ne mets pas longtemps pour choisir mon braquet : tout à gauche ! Le Glockner Man est plus dur à accomplir qu’à tracer sur la carte, la difficulté de ce col m’avait complètement échappé lors de l’étude du parcours. J’ai mis le pilote automatique et monte comme je peux ces pentes qui seraient déjà difficiles en pleine possession de mes moyens. Avec plus de 900 km dans les jambes et après bientôt 38 heures avec seulement 10mn de sommeil, l’exercice ressemble à un bras de fer entre mon corps et mon esprit. Je sens une fatigue sournoise qui commence à me jouer des tours, j’hallucine par moment, les ombres au bord de la route se transforment en êtres vivants qui me regardent passer.
« C’est bien tu en es à la moitié, continue comme ça ! » Gisèle a encore des ressources pour m’encourager.
« La moitié, c’est tout ? » Mon esprit doit absolument prendre le dessus sur mon corps qui n’en peut plus, je dois avancer coûte que coûte.
3h14, je finis par atteindre le sommet de Soboth dans la fraîcheur nocturne. Je suis soulagé, il ne reste plus que le Check Point de Kitzeck. Dans 83 km j’aurai réussi le défi du Glockner Man. Je bascule sans m’arrêter en engloutissant ce qu’il reste de flan. Instants de pur bonheur dans la descente à près de 70km/h dans les phares du C8.
Un dernier mur pour conclure.
Eibiswald, Wies, Gleinstatten, une vingtaine de kilomètres vallonnés où je m’applique à tourner les jambes pour faire circuler le sang et diluer l’acide lactique. Les premières lueurs de l’aube sont précoces à l’est de l’Autriche, je les distingue à travers une épaisse couche de nuages, je prends alors conscience que je viens de réussir ma deuxième nuit en ultra. Bonheur difficile à saisir mais tellement significatif pour moi.
« Dans Fresing tu tournes à droite direction Kitzeck. »
Cette bosse nous l’avions descendu plein pot au départ jeudi sans réaliser que le retour passait par là. Pour conclure le Glockner Man il fallait une bosse digne de ce nom, Kitzeck remplit parfaitement son rôle durant 3km en ligne droite à travers les vignes. Le road book annonce 17%, quand à moi je ne suis incapable d’analyser quoi que ce soit, je regarde droit devant et je fixe un hypothétique sommet. Fatigue, euphorie, douleur, tout se mélange dans ma tête quand je parviens au sommet. Une voiture de l’organisation nous a rejoint pour nous ouvrir la route :
« Siouper » m’encourage l’homme au volant avec un accent inimitable.
Je lui réponds d’un signe de la main et esquisse un sourire. Entre deux nuages, nous apercevons le soleil qui se lève rougeoyant de mille feux. Nous sommes en apesanteur dans un décor aux couleurs surréalistes. Ces instants fugaces, ces images fortes resterons gravés au fond de ma mémoire pour longtemps.
St Nikolai, je dois m’arrêter pour signer une feuille d’émargement qui a été placée là pour éviter toute tentative de raccourci.
« Siouper ! » réitère l’homme de la voiture ouvreuse.
« Thank you ! » c’est idiot, mais c’est tout ce que j’ai trouvé à dire.
Les derniers kilomètres.
Les 30 derniers kilomètres sont une formalité à accomplir, boosté par un sentiment de sérénité absolue.
SMS de Jean-Charles :
« Tu l’as fait Hugues, tu l’as fait ! »
Laure me tend son portable :
« Il veut te dire quelques mots. »
« Qui ça ? »
« Jean-Charles ! »
Ne pas se laisser gagner par l’émotion.
« C’est génial ! Ta deuxième nuit en ultra, c’est fait ! Le Glockner Man, c’est fait ! Roule gamin, c’est génial ! »
Moi, toujours aussi intelligent :
« Je ne sais pas où je n’ai pas mal ! »
Predding, Wundshuh, Zwaring, ces localités au nom étrange ont une consonance magique, elles annoncent ce que j’attends depuis des heures : le compte à rebours final du Glockner Man. Echange de regard avec Laure, je ne dis rien, une petite boule me serre la gorge. 10km, 9km, 8km. Savoure mon gars, savoure. 7km, 6km, 5km, voilà pourquoi je me suis entraîné par tous les temps cet hiver. 4km, 3km, 2km, voilà pourquoi tous ces efforts consentis pour arriver jusque ici n’ont jamais été des sacrifices.
Ultime kilomètre, dernier rond point, virage à gauche, la banderole d’arrivée « Ziel ». Klaxonnes et quelques applaudissements, il est 6h21, il y a peu de monde pour nous accueillir à l’entrée de la base de loisir de Schwarzl. Je pue, je suis crade, mais tellement heureux. C’est énorme ! Voilà pourquoi le cyclisme me fait encore rêver.
Je termine le Glockner Man en 6e position en 42h21mn. Ces 1 013 km et 15 743 m de dénivelée faisaient office de championnat du monde Ultra Distnace, ils auront constitué un voyage dans des recoins inconnus de ma personnalité. Le corps humain possède des ressources que la raison ignore.
Le suisse Daniel Wyss a survolé son sujet en terminant à une heure du matin, me reléguant à plus de cinq heures. Déjà vainqueur du Glockner Man en 2005, Wyss est issu d’une autre planète, il a entre autre à son palmarès la RAAM en 2006, la RATA et la XXAlps en 2005. L’autrichien Valentin Zeller accroche la seconde place, déjà vainqueur du Glockner Man et de la RATA en 2004. L’allemand Bernhard Steinberger complète le podium à plus de trois heures de Wyss, Steinberger se « contente » de remporter des triathlons et des duathlons. Ratschob a été le plus solide du trio en terminant 4e. Quand à Fuch, il me devance de 1h25 pour une belle cinquième place.
Dominique bataille encore sur la route, il terminera brillamment à la 8e place et vainqueur de sa catégorie en 46h32.
Nous rentrons ivres de fatigue à l’appartement de Graz. Cette première manche autrichienne est terminée. Je dispose de peu de temps pour récupérer d’ici la RATA. Mon esprit est encore dans le Glockner Man et il faut penser RATA. Défi insensé pour certains, mais je relève le pari. Réponse les 20 et 21 juin, à suivre sur: http://www.raceacrossthealps.com/
Encore une fois les divers encouragements qui me sont parvenus ont tous eu un effet euphorisant et je renouvelle mes remerciements. Cependant si j’ai récolté une grande partie des lauriers en pédalant durant 42h21 mn, rien de tout cela n’aurait été possible sans le travail effectué par Laure, Gisèle et Bertrand. Ils m’ont offert quelque chose de très précieux : un peu de leur temps pour me permettre d’accomplir un défi qui me tenait à cœur. Ce Glockner Man leur est dédié. L’ultra n’est décidément pas un sport de solitaire.
Pour finir, si je réussis le doublé Glockner Man – RATA, le plus gros défi aura été de publier ce récit en un temps record. Merci à tous.
Pour revivre le live sur velo101:
http://www.velo101.com/forum/message.asp?Section=Route&Forum=route_cyclosportives&Numero=33587
Quelques réflections post-Glockner Man:
http://www.velo101.com/forum/message.asp?Section=Route&Forum=route_general&Numero=271408